Poitiers, Beaulieu, 17 janvier 2016
Luc 15:11-32
Chers frères et soeurs,
voilà un texte bien connu, encore un. Ce n'est pas le texte d'aujourd'hui, c'est le texte qui a été retenu pour la semaine de prière de l'Alliance Evangélique qui se termine aujourd'hui. Notre mois de janvier est riche de telles manifestations puisque demain commence la semaine de prière pour l'unité. Ce sont des moments où ensemble nous voulons placer l'année qui commence dans la confiance en notre Dieu. Nous allons essayer de voir ce que ce texte a à nous dire.
On peut retenir comme slogan, un peu comme un résumé le début du verset 20 : "Comme il était encore loin..." qui nous présente l'attitude du père, traditionnellement vu comme l'attitude de Dieu envers nous, qui nous attends patiemment malgré que nous soyons éloignés de lui tant de fois. Il a toujours été là, et est encore là, à nous attendre, à nous espérer. Il nous accueille même avant que nous n'ayons fait ce premier pas vers, avant même que nous ne revenions encore et encore à lui. C'est bien là l'image que les habitués des textes bibliques ont à l'esprit quand on évoque cette parabole, la parabole du fils prodigue.
Mais nous allons reprendre de plus près cette histoire et ses personnages pour voir si derrière cette évidence il n'y a pas d'autres richesses cachées.
Aucun des trois personnages ne semble correspondre à ce qu'on pourrait en attendre.
Le fils cadet, en demandant son héritage, manifeste sa révolte et même son désir inconscient
de la mort de son père. Pour qu'il ait héritage, il faut qu'il y ait décès. Il choisit de tout
réaliser, comme on dit, et de partir loin vivre sa vie, de prendre son autonomie, de prendre sa
vie en mains. Il veut s'éloigner de son père, comme pour l'exclure de sa vie, de la vie. Il est
parti sans attendre, sans adieu, uniquement la procédure financière. Mais ça ne marche pas
comme il le pensait.
Le fils aîné, resté auprès de son père, n'a rien compris à son père, puisqu'il a vécu à ses côtés
comme un esclave, c'est lui qui le dit, et non comme un fils. Etait-il aussi jaloux de ce que son
frère avait eu l'audace de faire ? Et à la fin quand son frère revient, toutes ces années vécues
de travers se traduisent alors par une révolte et un refus. Il se sent trahi, il pensait avoir
toujours bien fait. Et la jalousie est vite revenue, la jalousie et ce regard soupçonneux,
suspicieux, méfiant, accusateur. Alors que c'est lui qui n'avait pas compris son père, il a vécu
toutes ces années en pensant que son père ne le comprenait pas. Et encore une fois de plus à
ce moment-là.
Et le père lui-même, dans la norme de l'époque, n'est pas non plus à la hauteur. Il laisse faire
son fils cadet et lui laisse sa part. Il fait quasiment le mort. Il accepte d'être éloigné, rejeté. Il
ne parvient pas non plus à se faire comprendre de son fils aîné. Que de malentendus dans cette
famille !
Maintenant voyons à quoi peut-on raccrocher cette histoire, à quoi qui nous concerne.
Le père, s'il représente Dieu, est bien ce père aimant, tendre et patient. Et même, comme
Dieu, il accepte d'être mis à mort, d'être écarté de la vie de celui qui est parti, sans jamais
cesser de l'aimer et de l'espérer. Au moment où son fils revient, il ne questionne pas ses
motivations, il ne lui demande pas de compte. Il l'accueille comme un fils, comme ce fils dont
il n'avait cessé d'attendre le retour. Comme il était encore loin, avant que le revenant n'ait pu
dire la moindre parole, amorcé le moindre geste, il court vers lui. Cette course-là, il en rêvait
depuis si longtemps. Même si le fils aîné était toujours resté à ses côtés, la distance entre les
deux hommes était aussi importante. Ce type de distance-là, s'il est différent, n'en est pas
moins abyssal. Il a toujours attendu un autre regard de son fils aîné. Il tente encore de
raccrocher la relation père-fils, même si le regard que son fils aîné porte sur lui n'est pas
encore celui d'un fils. Cependant le récit laisse ouverte la fin de l'histoire.
La déchéance du fils cadet après la dilapidation de sa fortune et la famine n'est pas tant due au manque d'argent mais bien plutôt à un manque d'affection. Ses amis de fête ont disparu. Personne ne l'aide. Il ne reçoit de la population locale aucun signe d'estime. Son désespoir élémentaire n'est pas alimentaire, il est relationnel. Il réalise qu'il est passé à côté de la vie. Il a faim, bien sûr, mais il a aussi faim d'amour. Il avait tué l'amour de son père, et celui-ci lui manque. Et il réalise qu'il n'a pas seulement péché contre son père, mais aussi envers le ciel, c'est à dire envers Dieu. Il a tout raté. Le retour sur lui-même du fils cadet est bien plus qu'une simple recherche du confort matériel. C'est vraiment une repentance, amenée par un diagnostic sur lui-même et une humiliation acceptée. La recherche effrénée de la liberté n'est en fait qu'un asservissement aux passions. Il lui a sans doute fallu ressentir cet abîme pour réaliser qui était son père, qui était son père pour lui et ce qu'il était pour celui-ci.
Et le père l'a rétabli comme fils. Inconditionnellement. Plutôt que le soupçon, c'était l'accueil des signes de la repentance, dès avant que cette repentance ait été formulée. Le père n'a pas cessé d'être père. Il ne l'est pas redevenu après le retour et la contrition. Il l'a toujours été. Ce rétablissement complet a été marqué par les habits et la fête. Et les gestes d'amour du père confortent la repentance, amènent à la confession, et même ne laissent pas le temps de la prononcer entièrement.
Le fils aîné, non seulement n'a encore pas compris son père, n'a pas compris que son père a toujours été son père, alors qu'il l'a toute sa vie vu comme son maître. Puisque celui-ci était son maître, il s'est comporté en serviteur obéissant, en esclave même au-delà de l'âge de l'enfance. Il a toujours, pense-t-il, tout fait bien comme il fallait. Son autonomie à lui était la soumission. C'était sa droiture, sa justification. Alors il est incapable de regarder son frère, celui qui est parti, celui qui avait coupé les ponts, comme son père le regarde, avec espérance et amour. Il le regarde avec suspicion, méfiance et reproche. Il ne sait pas encore l'aimer, tant l'amertume le tient, tant le sentiment de trahison l'étreint : celui qui a mal fait est accueilli et lui, il est tenu à l'écart. Mais il se met lui-même à l'écart. A son tour il s'éloigne de son père. Il ne comprend pas la repentance de son frère, il est incapable de s'en réjouir. Pour l'instant, parce que le texte ne conclut pas.
Il nous reste à relire cette histoire en nous plaçant dans le rôle de chaque fils, et même du père.
Sommes-nous de ceux qui revendiquent une autonomie totale, une rupture des liens, au risque
de la déchéance ? Sommes de ceux qui se soumettent en tout au risque de passer à côté de la
grâce d'un accueil, d'un retour ? Sommes de ceux qui attendent patiemment un retour, qui
accueillent sans condition, sans suspicion, de ceux qui espèrent jour après jour un regard
différent, un regard de partage ?
Cette parabole nous dit aussi la fidélité et la grâce de Dieu, parce dans les évangiles, que dès que le rôle de père est évoqué, on peut le lire comme une présentation de Dieu. Il est donc ce père fidèle malgré nos infidélités, ce père patient malgré nos impatiences, ce père accueillant malgré nos fuites, ce père aimant malgré nos retenues, ce père libérateur malgré notre servilité.
Un auteur a décrit ce père comme le père prodigue, Dieu comme le père prodigue, celui qui
donne sans compter, celui qui n'attend pas d'être payé, ni avant ni après, celui qui a tout
donné, celui qui a accepté même d'être mis à mort, non seulement symboliquement mais
effectivement.
De la même manière que Dieu nous a accueillis, sans préjugé, sans exigence préalable, nous
devons regarder ceux qui nous entourent avec ce même regard d'espérance. Ainsi nos paroles
et nos actes en accord témoigneront de l'amour du Père, de cet amour de Dieu dont nous
vivons. Chacun a eu son parcours personnel, son histoire personnelle sans et avec Dieu, mais
chacun de nous a été accueilli, est accueilli chaque jour, chaque instant par ce Dieu aimant, qui
déjà comme nous sommes encore loin court vers nous pour nous étreindre.
Amen.