Poitiers, 3 août 2014

Matthieu 5:1-12

Chers frères et soeurs,

La lecture quotidienne des Béatitudes est recommandée par la Fraternité des Veilleurs (rien à voir avec les Veilleurs dont on a entendu parlé durant les débats sur le mariage dit pour tous), fraternité qui remonte à 1923 où elle fut fondée par le pasteur Wilfred Monod. Bien que n’étant pas membre de cette Fraternité, j’essaye de me tenir à cette habitude. Ce qui bien sûr amène, à force, à réfléchir sur ce texte.

Vous connaissez sans doute, pour l’avoir souvent entendu, ce succès planétaire du chanteur Farrell Williams, Happy, où il décrit ce qui est pour lui le bonheur et comment le vivre.

Pour nos contemporains, c’est quoi le bonheur ? Pensons par exemple aux voeux du nouvel an : santé, prospérité. Ce serait donc cela le bonheur : être en bonne santé, physique et mentale, et ne pas être dans le besoin sinon être à l’aise. L’argent, le plaisir, la vie facile, l’honneur et la respectabilité, voilà ce qu’il faut rechercher pour être heureux. D’ailleurs, si quelqu’un a tout ceci et n’est pas heureux, les gens ne comprennent pas : Tu as tout pour être heureux. C’est un peu comme ce jeune homme riche qui semblait tout avoir pour lui, mais qui n’était pas heureux. Il voulait hériter la vie éternelle. Ce n’est plus le souci aujourd’hui, mais il reste des gens qui auraient tout pour être heureux et qui ne le sont pas.

Alors, il y a toutes sortes de coachs, de conseillers, d’écrivains qui vont vous expliquer les secrets du bonheur. On fait appel alors à des sagesses passées, dont l’ancienneté fait la valeur. Elles trouvent leurs origines dans la littérature, dans les religions actuelles ou passées, en général plutôt exotiques. On peut trouver en librairie des anthologies de ces textes de sages, censés vous apporter une philosophie de la vie qui vous apporte la quiétude et le bonheur.

Je citerai deux écrivains qui ont surfé sur cette vague en nous proposant des textes qui veulent aider à vivre, je veux parler de Khalil Gibran et de Paulo Coelho. Je ne nie ni le caractère littéraire de leur oeuvre, ni la réflexion sur le vie qu’ils peuvent apporter. Je les signale simplement comme un indice de cette évolution de notre société.

Ce qui est recherché dans ce corpus de textes, d’aphorismes et de proverbes, de récits initiatiques, c’est un ensemble de règles de vie pour bien vivre, pour vivre mieux, pour vivre heureux.

Et parmi ces textes, il en est un qui est aussi souvent présent, les Béatitudes, et même aussi d’autres passages du Sermon dit sur la montagne. Voilà donc ces textes évangéliques présentés comme une clé pour le bonheur, comme une des clés pour le bonheur. Pour parvenir au bonheur, il suffirait donc d’appliquer des règles de vie saine, des règles de vie heureuse. Et dans le lot, on trouve les Béatitudes.

Et pourtant, ce texte n’est pas adressé aux disciples dans ce but. Ce n’est pas un recueil de paroles qui permettraient de vivre bien, de vivre mieux, qui permettraient d’être bon, ou même qui permettraient de plaire à Dieu, même si aujourd’hui nos contemporains n’ont pas grand chose à faire de ce dernier point.

On peut même noter que ce qui se trouve dit dans ce Sermon sur la montagne peut pourtant paraître contradictoire avec ce que je disais au début du bonheur. Mais tout le monde ne voit pas le bonheur de la même façon.

Même si un esprit de pauvreté, une empathie dans la deuil, une bonté d’âme, une soif de justice, de la miséricorde, une probité, un caractère pacificateur peuvent effectivement donner un cadre moral pouvant effectivement conduire à une sérénité, élément du bonheur, cela n’est pas à priori l’objectif qu’avait Jésus en prononçant son discours.

Si on en croit Bonhoeffer ou d’autres auteurs chrétiens, ce texte des Béatitudes décrit la nature du chrétien tel que Dieu lui donne d’être, d’être devenu. C’est un recueil de promesses, une présentation des résultats de l’oeuvre de Dieu dans la vie du croyant. Ce n’est pas une liste d’attitudes à avoir pour pouvoir plaire à Dieu. C’est une liste des grâces que Dieu fait à chacun, à chacun de ses disciples. On est dans le même ordre d’idées que la liste que donne Paul des fruits de l’Esprit.

On peut rapidement en faire le tour.

Les pauvres en esprit, ce ne sont bien entendu pas les pauvres d’esprit, mais ceux qui sont pauvres dans la conception qu’il se font d’eux-mêmes, ceux qui ne cherchent pas à accumuler. Tels sont les disciples. Ils ne sont plus esclaves de l’appétence pour la richesse, pour amasser, comme si c’était une nécessité, une obligation, une évidence. Leur vie est en Christ. Ils ont tout en Christ. Ils ont tellement tout, qu’ils le communiquent, qu’ils le donnent, et pourtant continuent à avoir tout en lui. La puissance de Dieu, le Royaume des cieux est à eux, est en eux, c’est leur richesse, inépuisable. Et ceci n’est pas proposé comme une promesse, comme un objectif à atteindre, c’est un donné, un fait. Il reste à l’accepter, à en vivre. Mais le fait est là.

Les affligés, c’est à dire, comme l’a traduit Luther, ceux qui portent le deuil. Le deuil que les chrétiens portent, c’est la souffrance du monde, l’aveuglement du monde, l’endurcissement du monde. Il ne s’agit pas de leur souffrance, de leur deuil. Le Christ est mort sur la croix portant cette douleur, vivant en lui même ce deuil. C’est aussi la situation des croyants, dans une solidarité avec le monde. Mais la promesse de l’Evangile est aussi ici, et ils seront consolés.

Les débonnaires, et non pas les faibles, ce sont ceux qui sont bons jusqu’à paraître faibles. L’amour couvre beaucoup de péchés. Ce sont ceux dont la bonté provient d’une soumission à Dieu. Dieu seul est bon disait Jésus. Ils renoncent à tout droit propre, comme le commente Bonhoeffer. Mais en renonçant à tout avantage, ils recevront bien plus, la Terre ou le pays, le Royaume. Le seul droit, le seul bénéfice du chrétien, c’est la grâce reçue de Dieu, et cette grâce il la distribue autour de lui, sans jamais en manquer.

Conscient du monde qui les entoure, les chrétiens ressentent ce manque de justice, de droiture autour d’eux. Ils le ressentent comme une faim ou une soif. La justice que Dieu veut pour le monde est ressentie par eux aussi comme ce qui manque profondément. Et la promesse de Dieu est que cette justice, cette droiture va venir, alors ils seront rassasiés. D’ailleurs, cette justice, cette droiture, elle est déjà venue, elle s’est manifestée dans la vie et la mort de Jésus, dans sa résurrection, et elle est encore manifestée par les croyants, par l’Eglise. A la fois le chrétien est affamé de justice et rassasié parce qu’il sait que la victoire de son Seigneur et Sauveur est certaine.

Même l’islam dit que Dieu est miséricordieux, mais le christianisme décrit le croyant comme quelqu’un de miséricordieux, parce qu’il est le disciple de Dieu et de son Christ. Celui qui a reçu miséricorde est appelé à être miséricordieux. Non il est miséricordieux, c’est la nouvelle nature qui lui est donné. Et si jamais il ne l’était pas, la miséricorde de Dieu est sur lui. Et donc il obtiendra miséricorde, il a déjà obtenu miséricorde.

Il n’est pas forcément cathare, celui qui a le coeur pur, celui dont la vie n’est pas polluée par tout ce qui l’entoure, celui qui a été lavé par le sang de l’Agneau. Tel est le chrétien. Non pas tel devrait être le chrétien, mais tel il est. Peut-être il ne le sait pas, peut-être il ne l’a pas compris, mais tel il est. Alors, il faut pratiquer l’écologie du coeur. Quand les lunettes sont sales, il est difficile de voir. Mais les yeux de nos coeurs purifiés sont eux capables de voir Dieu. Et ils le verront. Et ils peuvent déjà le voir à l’oeuvre.

Ceux qui procurent la paix, ce ne sont pas les pacifistes qui attendent, ce sont les pacificateurs, ceux qui procurent la paix, ceux qui écoutent. La pacification n’est pas l’attente en sit-in, c’est la rencontre, la recherche de la rencontre. Comme Dieu en Jésus, le vrai pacificateur, est venu à la rencontre de l’humanité, à notre rencontre, il est venu nous rencontrer chacun pour nous rendre la paix avec nous-mêmes, avec lui, avec les autres, avec notre monde. Ainsi ses enfants ont cette responsabilité dans le monde, proche et lointain. Ainsi seront reconnus les fils et les filles de Dieu.

Non content de désirer la justice et la droiture, le chrétien la pratique au point de n’être plus reconnu comme appartenant à ce monde. Il en arrive même à être persécuté. Il a vu son modèle, son Messie souffrir et mourir pour la justice et la droiture, pour que cette justice et cette droiture lui soient attribuées, imputées. Elle est alors, malgré ce dont il a conscience, malgré ses limites actuelles et effectives, cette justice est en lui, cette droiture est sienne. Et cela n’est pas apprécié. Mais ce royaume d’injustice n’est pas le sien. Sa citoyenneté est ailleurs, le Royaume de Cieux est à lui.

Et même plus, non seulement à cause de la justice, il sera persécuté, mais tout simplement parce qu’il est disciple de Jésus, le Christ, parce que cela devient insupportable à ceux qui sont ainsi dérangés. Souffrir du mensonge à cause de la droiture, voilà un bonheur bien peu compris en dehors de ceux qui vivent dans l’espérance de la grâce. Et même, il y a de l’allégresse.

Ce matin, sommes-nous des chrétiens heureux ? Que ne lisons-nous suffisamment ces Béatitudes pour nous convaincre de ce que la grâce de Dieu a fait de nous et continue à faire de nous. Bien plus il ne s’agit surtout pas pour nous de nous efforcer de devenir tels que les croyants sont décrits ici, il s’agit de laisser cette nouvelle nature donnée par grâce agir en nous, de ne pas l’en empêcher.

Je voudrais tout de même vous proposer encore une autre lecture de ces quelques versets.

Je vais renverser la perspective. Je voudrais considérer que c’est à nous de prendre part à la bénédiction que représentent ces phrases.

Regardons ces phrases comme décrivant des gens autour de nous et comprenons notre rôle comme celui qui va au moins partiellement accomplir la bénédiction. Apprenons à regarder autour de nous pour voir ceux qui pourraient correspondre aux portraits qui sont ici tracés.

Il n’y a pas que des chrétiens qui puissent agir avec désintéressement, qui ne soient pas prisonniers de la cupidité. Mais à ceux-là, il nous reste à leur faire comprendre que le Royaume n’est pas loin, que ce qu’ils font ici est l’image du Royaume que le Christ a manifesté, et qu’ils sont aussi, malgré eux peut-être, un signe que le Royaume est passé par là, même peut-être par eux.

Non seulement des gens autour de nous portent le deuil pour eux ou pour leurs proches, mais il y en a aussi qui portent le deuil et la souffrance des autres et du monde. Est-ce que nous avons pour eux une parole de consolation, d’espérance ? Est-ce que nous les laissons dans le désespoir et la peine ? Est-ce que nous sommes porteurs pour eux, vers eux, de cette parole de consolation, de bénédiction, de gestes d’écoute et de bénédiction ?

Et qu’avons à dire à ceux qui ont “le coeur sur la main” ? Ils ne le font pas pour un quelconque héritage. Ils ont peut-être été bénéficiaires. Ils ont peut-être su voir mieux que nous là où la bonté manquait. Ils ne demandent rien, et pourtant nous avons quelque chose à leur donner, une promesse.

Et celui qui a soif de justice, non pas pour lui, mais pour celui qui lui est proche, celui dont il est le prochain, qu’avons nous à lui dire, nous qui parfois sommes loin de ce comportement ? Lui manifester que la droiture et la justice qu’il recherche, pour laquelle il lutte, si elle est sienne, elle est aussi celle de Dieu, celle de la croix, que ce besoin de justice et de solidarité sont la nature même de Dieu, et lui seul peut les en rassasier au delà de tous les combats qu’il aurait pu mener par lui-même.

Sommes-nous toujours prêts à accorder la miséricorde ? Que savons-nous de la miséricorde ou non de nos contemporains, de nos voisins ? Qui sommes-nous pour en juger ? Dieu l’a-t-il fait avec nous ? Alors faisons miséricorde, à celui qui nous parait le faire aussi autant qu’à celui qui nous parait intransigeant. Parce que la miséricorde, c’est la nature de Dieu, du Dieu duquel nous rendons témoignage.

Et sommes-nous prêts à montrer Dieu à ceux qui pourraient avoir le coeur pur ? Viens et vois avait dit Philippe à Nathanaël. Pour que nos contemporains, coeurs purs ou moins purs, qui peut savoir, pour que nos contemporains puissent voir Dieu, il faut que nous le montrions, par nos vies, par nos gestes et nos paroles, que nous montrions Christ crucifié et ressuscité.

Et aussi, que faisons-nous pour les pacificateurs, pour ceux qui défendent la justice et la droiture et qui en subissent les conséquences ? Est-ce que nous restons tranquilles ? Cela nous rendra-t-il heureux ? Cela nous mettra-t-il en allégresse ?

Nous savons bien que le salut qui nous est donné, nous est justement donné, par grâce, qu’il n’y a pas de condition, mais des conséquences attendues. Nous savons que dire que l’on est chrétien va avec vivre des promesses de Dieu, vivre les promesses de Dieu, partager les promesses de Dieu.

Dans un des dialogues du film Matrix, on trouve la phrase : Il y a une différence entre connaître le chemin et arpenter le chemin.
C’est un peu la situation à laquelle est confronté le chrétien. Il connaît le chemin, il connaît celui qui a dit : je suis le chemin, la vérité et la vie. Mais le chrétien, y va-t-il sur ce chemin, le suit-il ? Cette question est aussi valable pour moi. Elle est sans doute valable pour vous.

Le salut est donné par grâce. Notre nature est changé par grâce. C’est une nouvelle nature, une nouvelle naissance. Et puis, qu’en faisons-nous ? Qu’en avons-nous fait ?
Nous sommes loin de recettes pour le bonheur. Nous sommes dans la vie que Dieu nous a donné. Il nous déclare heureux. Vivons ce bonheur et partageons-le, c’est son appel, c’est la vie qu’il nous donne en Jésus-Christ.

Amen.

(Philippe Cousson)

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