Poitiers, 10 avril 1994

Act 4:32-35
1 Jn 5:1-6
Jn 20:19-31

Nous sommes dans la maison, avec les disciples. Il y a là, peut-être, Matthieu, assis, Pierre debout qui marche en long et en large, les femmes qui parlent bas dans un coin. Jacques, Jean, Nathanaël et Philippe qui méditent ou réfléchissent autour d'une table. Le Seigneur a été exécuté il y a trois jours. Il est enseveli. C'est la fin des voyages à pied, en barque, de village en village, de lieu désert en lieu désert, c'est la fin des miracles, des paroles enigmatiques. Sa présence est soudain devenu un grand vide.

Il y en a bien qui nous ont dit qu'il était vivant, qu'il n'était plus dans le tombeau, qu'il leur avait parlé. Et pourtant, même ces paroles ne peuvent nous rendre l'espérance perdue, perdue dans la fuite éperdue du jardin de la trahison. Il n'est plus là. On ne voit, on ne sent, on n'entend plus que son absence. Chaque mot, chaque geste, chaque regard nous parle de son absence.

Et de plus, qui nous dit que nous n'allons pas y passer nous aussi. Nous étions avec lui. On nous connaît. Nous sommes galiléens. Alors, on ferme les portes, plutôt deux fois qu'une. Vérifiez donc ! C'est qu'on ne sait jamais. Il vaut mieux être prudent.

Alors, on a entendu soudain : La paix soit avec vous ! Comme un Bonsoir qui retentirait dans toutes les maisons au même moment. Mais c'est plus que cela, bien plus qu'une image, bien plus que des paroles qui s'envolent. Il est là ! D'ailleurs il montre ses mains, son côté. Ce n'est pas une illusion, pas même un mythe. On peut le voir, l'entendre, le toucher. Il est venu. On sait ce qu'il a aux mains. Et ce n'est pas rien. On a su, de loin, on a vu, de loin, le procès, la croix.

C'est bien lui qui est là. Alors la joie revient. Les souvenirs aussi, des bons moments. Mais les paroles où il nous annonçait tout ça ont disparu. Il est là. Nous le retiendrions bien, ce moment, comme Pierre, Jacques et Jean, qui avaient voulu planter la tente sur la colline de la transfiguration. Il est là, c'est bien lui. Pour peu on se pincerait pour vérifier qu'on ne rêve pas. Et on ne rêve pas.

C'est alors qu'il interrompt nos pensées par un nouveau : La paix soit avec vous ! comme s'il voulait nous arracher à notre nostalgie, à notre passé récent, à nos souvenirs. Il dit qu'il n'est pas là pour rester, qu'il lui faut nous quitter, qu'il nous faudra nous séparer, de lui, nous séparer les uns des autres, que la page est tournée, qu'une autre époque commence. Plus fort encore, il nous envoie. Nous qui étions si bien ensemble, rassurés les uns avec les autres, il nous envoie. Vers d'autres, vers ailleurs. Là où nous ne serons plus ensemble, et sans lui.

Quand nous étions là, avec lui, autour de lui, il a soufflé sur nous. Pfft. Le souffle de Dieu, le souffle de l'Esprit. Pas le souffle qui arrache et détruit, pas le courant d'air qui passe, pas le vent-coulis qui vous parcourt les jambes. Non mais le souffle de la vie. Un souffle à déplacer des montagnes, et Dieu sait que nous sommes des montagnes difficiles à déplacer. Un élan, une impulsion pour bouger nos inerties et nos lenteurs. Une présence, un moteur pour nos vies.

Mais qu'a-t-il bien pu vouloir dire avec cette histoire de pardon des péchés ? Dieu seul peut pardonner. Nous voulons bien que notre maître, s'il est Fils de Dieu, lui aussi puisse le faire, il l'a dit. Mais nous, qui sommes-nous ? En quoi notre pardon est-il utile, efficace, valable ?

Et pourtant, si nous allons vers les autres, comme il le souhaite, comme il le veut, comme il l'a lui même fait, si nous leur parlons de lui, de ce qu'il a fait, de ce qu'il a dit, si nous leur disons que Dieu les aime, que Dieu leur pardonne, et que dans le même temps nous, nous leur montrions que pour nous rien n'est changé vis-à-vis d'eux, que nous leur reprochons toujours quelque chose, comment comprendront-ils l'amour de celui qui nous envoie ? Les péchés que nous laissons sur eux, ils les conservent. Comment peuvent-ils imaginer le pardon de Dieu, s'il n'y a pas le nôtre ? Le pardon n'est effectif et vrai que s'il est ressenti. A ce point là, l'importance de notre attitude est capitale, et c'est bien pour cela que nous avons un besoin urgent de son Esprit.

Attention tout de même au contresens, qui ferait comprendre qu'il n'y a pas, qu'il n'y a pas eu de péché. Personne n'est parfait. Il n'y a pas un juste, pas même un seul, sauf lui, qui est mort sur la croix. Le pardon suppose d'abord la reconnaissance du péché, de l'état de péché. On ne peut pas pardonner ce qui n'existerait pas.

Il nous a donc envoyés, expédiés en mission. Et pourtant, huit jours plus tard, nous sommes encore là, dans la maison, réunis. On ne sort pas facilement de ce cercle où on est bien.

Et cette fois là Thomas est avec nous. Il n'était pas avec nous la semaine précédente. Autre chose à faire sans doute. Ou obligé de rester caché. Qu'est-ce qu'il a pu nous embêter avec ses doutes. Nous l'avions vu, entendu. Mais pas lui. Et pas vu, pas cru. Non, nous avions peut-être été l'objet d'une illusion collective, d'un mirage dû à la fatigue, à l'émotion, ou bien d'un imposteur. Mais ce n'était pas lui. Ce ne pouvait pas être lui. A moins que. A moins que. Et pour ça, il voulait le voir, le voir et le toucher, concrètement.

D'ailleurs, est-ce que nous avons vraiment réalisé qu'il était ressuscité ? Non seulement nous sommes restés ici, mais en plus, nous nous sommes encore une fois barricadés, enfermés, au lieu d'aller vers les autres, au lieu de chercher le contact. Nous avons encore fermé les portes.

Mais Jésus est à nouveau venu rompre la clôture. Il est revenu parmi nous, se rappeler à nous, nous réveiller encore. Et Thomas, il a vu, il a entendu. Il n'a pas eu besoin de toucher. Dès qu'il l'a vu, dès qu'il l'a entendu, il l'a reconnu. Et même plus, là où nous avions vu celui qui avait cheminé avec nous, lui il a vu Dieu. Il a vu son Seigneur, celui qui dès à présent conduit sa vie.

A travers les siècles des témoins se sont succédés, qui se sont raconté cette histoire, ce récit d'amour et d'envoi, et l'Eglise s'est formée, et l'Evangile s'est répandu, jusqu'à nous. Serons-nous les derniers, repliés dans nos murs, ou obéirons-nous à l'envoi ? Allons-nous annoncer et vivre le pardon des péchés ? Pour nous Jésus est-il le vivant, le ressuscité, le Christ ? Avons-nous la vie en lui ? Ou notre vie est-elle ailleurs ? Qui parmi nous pourrait maintenant vivre sans lui ? Serait-ce même imaginable ?
Nous avons tous entendu parler hier de ce jeune chanteur célèbre qui ne voulait plus vivre. Quelle était sa vie, pour qu'il n'en veuille plus ? Quelle est la vie de bon nombre de nos contemporains ? Satisfaire ses appétits de jouissance, de puissance ? Oui certainement pour beaucoup. C'est ce qui fait fonctionner la société de consommation. Mais cela n'a rien en commun avec la vie en Christ, avec la vie qu'il a démontrée au milieu de ses disciples. Sa vie était service. Sa vie était amour. Sa vie était pardon et réconciliation.
Et il nous envoie.

Je vous laisserai pour terminer ces deux paroles de Paul : Christ est ma vie. et :Je ne veux savoir parmi vous que Christ, et Christ ressuscité.

Amen.

(Philippe Cousson)

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