Poitiers, 8 décembre 1991

Mal 3:1-4
Phil 1:4-11
Luc 3:1-6
Ps 80

     A priori ce début du chapitre 3 de l'Evangile de Luc ne présente pas de récit exploitable, ou de principe théologique sur lequel on pourrait méditer. En cherchant bien, j'y ai trouvé trois points qui pourront nourrir notre méditation et conduire notre action. D'abord Luc situe ce moment dans l'histoire. Puis le message de Jean était un appel à la repentance. Et enfin, il est demandé de préparer le chemin du Seigneur. Je crois qu'on aurait pu encore trouver d'autres éléments pour nous. A vous de fouiller.

     Luc insiste donc, pendant trois versets, sur la localisation temporelle de cet épisode. Dans le verset suivant, il donne une indication de lieu. Son chapitre 1, son chapitre 2 commencent aussi par cette indication de temps.
     Il veut que l'on comprenne bien que cet Evangile qu'il transmet, que ces récits qu'il nous conte, n'ont rien à voir avec des fables intemporelles, rien à voir avec des mythes immuables. Ces personnes, dont il nous raconte la vie ont vécu, à un endroit donné, à un moment donné, effectivement.
     Son récit, en transposant à notre époque, serait plus près du reportage journalistique que du roman plus ou moins historique. Aurait-il eu le prix Pullitzer ? Comme beaucoup de tels récits de journalistes, il a voulu toucher ses lecteurs, leur transmettre une émotion, touchant à des faits véridiques, avérés. Il a voulu déclencher quelque chose chez ses lecteurs.
     Cet évangile, qui est prêché dimanche après dimanche, ici ou ailleurs, n'est pas une belle construction d'un ou de plusieurs humains géniaux, de quelques psychologues avant la lettre plus fin que les autres. Non, il trouve son origine dans des faits vérifiables, arrivés à des hommes et des femmes ayant réellement vécu, dans un temps connu, à un moment donné. Ce n'est pas une belle théorie inabordable, hors d'atteinte. Non, Dieu s'est approché, il s'est incarné. Il a pris sa place dans l'histoire des hommes.
     Et même, on pourrait dire que Dieu a choisi d'avoir une histoire avec des hommes, pour en avoir une avec les hommes. Les récits bibliques, et plus particulièrement ceux du Nouveau Testament, sont des relations d'événements survenus dans la vie d'humains, du même sang, de la même chair que nous, avec nos joies et nos douleurs. Et Dieu s'est rendu présent dans cette vie là, qui est la nôtre.
     Et ces hommes nous en ont rendu compte. Il ont voulu nous faire partager ce qui a mis le feu dans leur vie, ce qui les a bouleversées, ce qui les a transformées. Et tous ces témoignages, bibliques ou faits depuis, nous racontent comment Dieu a fait irruption dans leur histoire, dans leur vie, pour la transfigurer, pour qu'elle soit réellement la vie.
     On pourrait construire de belles théories psychologiques ou métaphysiques, on ne pourrait pas inventer un Evangile vécu par tant de personnes. L'Evangile prêché ici n'est pas, ou ne devrait pas être, une belle utopie. Aucune utopie n'a jamais été vécue. Tandis que la foi tout au long de l'histoire depuis les origines, jusqu'aux temps du Christ, et jusqu'à maintenant a été vécue par beaucoup de personnes, qui sont devenues autant de témoins de l'action de Dieu parmi les hommes, et dans leur vie personnelle à chacun d'eux.
     Et même, cet Evangile, il est encore vécu. Aujourd'hui, et ici à Poitiers, et ailleurs sur cette terre, des millions de croyants, de chrétiens, vivent cette présence de Dieu et du Christ dans leur vie.
     Et cet Evangile, c'est aussi pour nous un avenir, une espérance. Ce n'est pas un pieux souvenir à conserver. Ce n'est pas une sensation, un trip, à vivre à fond. C'est une force qui pousse en avant. Jean n'est pas resté sur son tapis. Il est parti. Sa foi l'a mis en route. En route vers un ailleurs, en route vers autre chose, en route vers les autres.
     Ce voyage n'a rien du pèlerinage à Katmandou. Il ne s'agit pas de s'occuper de soi, de se chercher. La foi n'est pas tournée vers l'intérieur, mais vers l'extérieur.
     Le monde qui nous entoure n'est pas une fatalité. Il n'a rien d'inéluctable. Dieu est bien intervenu dans notre monde, il y a presque 200 ans, comme il l'avait déjà fait au temps d'Abraham ou de Moïse, ou à d'autres moments. Il n'est jamais vrai de dire, que telle chose dure depuis toujours, et qu'elle durera toujours. Le simple fait que des hommes, des femmes puissent se décider pour le Christ, casse la ronde des événements prévisibles, attendus.
     L'oeil du croyant est celui qui repère les changements possibles, souhaitables, ceux qu'il faut faire. Il est celui qui repère les scléroses, les causes de ces scléroses, des blocages.
     En venant Christ a bouleversé de tas de choses, de coutumes, d'habitudes, de règles. Il a voulu montrer par ses paroles et surtout ses actes, que le message de Dieu est tout sauf paralysant. Combien de vies changées autour de lui, après lui. Le visage de notre terre serait tout différent s'il n'était pas venu, ou s'il avait vécu la vie ordinaire d'un charpentier, qu'on aurait pu penser qu'il aurait vécue.
     Et alors, les croyants que nous sommes, allons-nous nous contenter de répéter des gestes, des mots, d'installer une routine, de tourner les pages d'un calendrier liturgique, comme on le faisait il y a longtemps, et comme on pourrait supposer que ça continuera ? Je ne le crois pas. La présence de chacun d'entre vous ici ne doit pas être dans l'ordre normal des choses. Il n'est pas normal de venir passer une heure ou plus dans ce lieu. Il n'est pas normal de chanter les louanges de Dieu comme nous le faisons. Ce message que nous venons entendre, que nous chantons est une invitation à chercher dans l'histoire de qui Dieu veut que nous fassions irruption, comme Philippe à la rencontre de l'eunuque, comme Pierre et Jean à la rencontre du paralytique.
     Jean, aux abords du Jourdain avait un message à transmettre, le baptême de la repentance. Ce message là, éminemment transformateur, est encore un message qu'il nous faut transmettre. Mais, les mots ont évolué. Qu'est-ce que la repentance ? Qu'est-ce que le péché, le pardon des péchés ?
     La repentance est un mot fort, qui a souvent été affadi. Serait-ce simplement faire son mea-culpa ?
     C'est effectivement quelque chose de très fort. Il ne s'agit pas simplement de regretter un acte, une parole. Le regret, parfois menant au remords, n'est seul en rien libérateur. Pour être repentance, il doit être accompagné de la décision de ne plus recommencer. Il marque un virage, un demi-tour, une conversion. Cela n'a rien à voir avec celui qui se serait brûlé les doigts, et qui dirait qu'on ne l'y reprendra plus. Ce qui est en cause, ce n'est pas une erreur, un mauvais calcul.
     La repentance vient de ce qu'il a eu reconnaissance d'une faute. Elle ne concerne pas les formes d'un acte, mais son fond. On peut regretter un mauvais choix, mauvais pour soi. Mais une faute, un acte délibéré, avec ou sans conséquence d'ailleurs, nécessite la repentance, sinon elle va s'installer.
     Cette faute, objet de la repentance, nous touche parce que, à l'intérieur de nous-mêmes, Dieu nous montre que nous avons été en contradiction flagrante avec le message de l'Evangile. Il nous le montre par ce qu'il nous dit, ou par notre conscience, cette trace de lui en chacun.
     Est-ce cela le péché ? Encore un mot détourné. Ne parle-t-on pas de péché mignon ?
     Le péché serait-il plutôt une faute honteuse, inavouable ? Ou même quelque chose qu'on se reprocherait, sans d'ailleurs l'avoir commis. En fait, n'y aurait-il péché que quand il y aurait sentiment de culpabilité ? Mais alors, comment se repentir de l'objet d'un sentiment ? Comment dépasser la dépression qui guette ? Est-ce utile de se reprocher telle ou telle chose ? Je ne crois pas que ce soit cela la repentance. Se repentir, ce n'est pas remâcher la faute, si tant est qu'il y en ait eu une.
     La vraie repentance, celle qui mène au pardon des péchés, c'est celle qui referme le passé, sur un constat de faute, mais qui repart vers l'avenir, par la grâce de Dieu, qui couvre le péché. On ne sort pas de la dépression en fouillant dans son passé, en le remuant en tous sens, on en sort en s'appuyant sur la grâce de Dieu, qui conduit vers le futur.
     Non, le péché, ce n'est pas uniquement un sentiment, une conviction, c'est si j'ose dire un état d'esprit. C'est le mépris. Mépris de l'autre ; mépris de Dieu, et de ses paroles, et de ses témoins ; mépris de l'oeuvre de Dieu ; et parfois même mépris de soi, car nous sommes aussi l'oeuvre de Dieu. Et d'ailleurs ce mépris est souvent associé à des peurs. Toutes les relations sont alors faussées. Cet état d'esprit est caractérisé par des décisions, des actes de volonté contre l'autre, contre Dieu ou son oeuvre.
     Paul dit que seul l'Esprit Saint peut convaincre de péché. C'est alors que la repentance est possible, c'est alors que la grâce se manifeste, c'est alors que l'enveloppe est brisée et l'avenir ouvert.
     Autre chose est alors possible. Finis le réseau des mensonges qui se recoupent, finis les peurs qui angoissent, finis les refus qui endurcissent. Les chaînes se brisent. Là est la liberté. La repentance, la grâce, le pardon, permettent d'envisager l'avenir sous un jour totalement nouveau. Les peurs et les refus font place à la confiance et à l'écoute. Les décisions sont alors sources de nouveautés, de salut possible pour d'autres, de chemin vers un ailleurs.
     Jean donne le baptème de repentance. Et puis quelques versets plus loin, dans la suite du texte, il réclame les fruits de la repentance.
     C'est qu'une repentance n'est vraie, que s'il y a effectivement changement. Que signifierait une repentance, si le regard restait sur le passé ? Si les choix ne changeaient pas ?
     L'apôtre Jacques écrivait : montre-moi ta foi sans les oeuvres, et je te montrerait ma foi par mes oeuvres. Une repentance véridique, un pardon accepté, une grâce reçue, tout cela conduit à une nouvelle vie, à des choix, des attitudes et des actes différents.
     Les fruits de la repentance sont les signes du renversement de perspective. Le croyant n'est alors plus tourné vers son passé, il n'a plus pour souci de se protéger, de se masquer. Il est tourné vers l'avenir, vers ce qui est nouveau, signe de la grâce de Dieu, vers un projet d'amour, vers le projet d'amour de Dieu pour ses contemporains. Il manifeste alors l'amour de Dieu qui vit en lui. A moins qu'il ne l'étouffe.

     Ensuite Luc, pour indiquer que ce temps de Dieu était déjà annoncé, cite le prophète Esaïe. Préparez le chemin du Seigneur !
     Qu'est-ce à dire pour nous ? Est-ce à prier, à chanter, à psalmodier, à louer en disant : Viens Seigneur ! Viens Seigneur ! sans plus regarder l'endroit et le moment où nous sommes ? Ce serait un peu comme celui qui prie : Seigneur fais ceci, fais cela ! et qui s'entendrait répondre : Dis donc, mon enfant, ne serais-tu pas mieux placé que moi pour le faire ?
     Il s'agit bien plutôt de dire à Dieu : je vais où tu me montres. Je veux faire attention à ce que tu me dis. Je vais t'écouter. Je vais écouter ce que tu entends. Je ne vais pas boucher mes oreilles quand je suis assourdi par les plaintes. Je veux regarder ce que tu vois. Je ne veux pas fermer mes yeux.
     Et alors, quand je serais là, toi tu y viendras aussi. C'est ainsi que je préparerai ton chemin, en étant là où tu veux aller, en accompagnant celui que tu veux accompagner, en réparant ce que tu veux réparer.
     Et il ne s'agit pas d'autoroutes, de larges routes. Non, il faut préparer le chemin dans le désert, redresser les sentiers dans la steppe, abaisser les collines, niveler les chemins. Et pour tout cela, croyez-moi, il y a du boulot ! Il y en a même tant qu'il y en a aussi tout près. Ce n'est pas forcément nécessaire d'aller chercher très loin. La tâche est immense. Ses chemins doivent passer partout. Il n'y a pas de zones réservées à l'égoïsme craintif des hommes. Et Dieu dit qu'il ne néglige pas les petits commencements.

     Alors, au travail, repentons-nous et préparons le chemin du Seigneur dans notre histoire.

     Amen. Viens Seigneur Jésus.

(Philippe Cousson)

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