Poitiers, 26 août 2007

Esaïe 66:18-21
Hébreux 12:5-13
Luc 13:22-30

Chers frères et soeurs,

quelle image traditionnelle que celle de la porte étroite ! André Gide en a écrit un livre. C'est un des moments du Voyage du Pélerin de John Bunyan.

Il existe chez Matthieu un texte parallèle au chapitre 7, mais avec quelques différences. Par exemple, alors que Luc situe ces paroles durant le voyage vers Jérusalem, comme une réponse à une question, Matthieu les place dans le Sermon sur la montagne, et les insère aussi dans le thème de son discours. Je vais me concentrer sur le texte de Luc.

D'abord, la question, à laquelle comme d'habitude Jésus ne répond pas directement, laissant à chacun de trouver lui-même la réponse : N'y a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ?
Imaginez-vous à notre époque quelqu'un posant cette question à un éventuel Jésus contemporain ? Une telle question d'un quidam me paraîtrait peu probable, le souci de nos contemporains étant ailleurs : survivre, vivre mieux, se distraire et s'enrichir dans tous les sens de ce mot. Point ici de quête du salut. Quoique... On fait aujourd'hui beaucoup usage des psy de toutes sortes, des gourous et mentors, des voyants et astro-numérologues, j'en passe et des meilleurs. Il reste chez nos contemporains une quête, une angoisse, existentielle comme on dit.

En réponse à cette question Luc cite des paroles de Jésus, qui certainement circulaient déjà dans les églises. La porte à franchir comme symbole d'un passage, d'une étape entre deux mondes, est sans doute aussi encore compréhensible aujourd'hui, mais elle était évidente au temps de Luc, tant pour les Grecs que pour les Juifs.
Cette porte est le passage obligé selon Luc pour aller à un endroit précis, vers le Royaume des Cieux, vers la vie éternelle. On pense peu, autour de nous, à cette destination, préoccupé que l'on est du présent, du poids du présent, et du souci de l'avenir immédiat. Même si finalement, au-delà des apparences et des faux-semblants, on ne chercherait pas malgré tout à y entrer dans ce Royaume, dans ce monde où le bonheur habiterait, et dès ici-bas si c'était possible, par qu'on ne sait pas trop ce qu'il y a après.

Et c'est d'ailleurs ce que disent ces paroles de Jésus : Beaucoup chercheront à entrer. En fait, ce qu'il y a de l'autre côté du miroir, de l'autre côté de la vie, cela intéresse ou au moins intrigue, quoiqu'on dise. L'aspiration à une vie meilleure est pratiquement universelle, et pas seulement métaphysique, mais aussi à une vie meilleure dès maintenant, une sorte de grand soir. Il y aura un soir, il y aura un matin : nouveau jour.

Mais voilà que notre texte ajoute : et ne le pourront pas. Comment cela se fait-il ? Est-ce si difficile de passer d'un univers à l'autre ? Il le paraîtrait en effet, au moins d'après notre texte. Mais, c'est en fait l'expérience de l'humanité. Vous en connaissez qui soient passés ainsi de la vie morne et triste à la vie heureuse, vraiment, sans artifice, sans tromperie ?
On verra plus loin que la raison en fait est assez simple. Il s'agit effectivement de deux univers, de deux logiques de vie, et il est impossible de transporter quoi que ce soit d'une dimension à l'autre. Mais les hommes tiennent à ce qu'ils ont, à ce qu'ils ont acquis, conquis, et ils veulent l'emporter avec eux. Mais c'est impossible. De même, ils ne peuvent pas non plus se séparer de leurs fardeaux, de tous leurs échecs et de tout ce qui les encombre. Cela aussi, ils ne savent pas s'en débarrasser, cela leur colle à la peau, à la vie et à l'âme. Et cela aussi les empêche de changer d'espace, tant ils sont liés à ce qui fait leur présent, tant leur passé pèse sur leur avenir.

Pour atteindre cette autre vie, il n'y a qu'un passage, une porte, et elle est étroite.
Il faut donc se diriger vers cette porte, vers cette entrée. Et cela n'est pas évident, cela n'est pas facile, parce que Jésus nous dit qu'il nous faut un effort pour y arriver. C'est une lutte, un combat. C'est étymologiquement le même effort qui conduit le coureur, le compétiteur sportif vers la victoire.

Mais il ne s'agit pas ici de chercher à accomplir des actions qui pourraient aider à passer. L'effort demandé n'est pas moral, dans le sens d'une accumulation de points qui rapprocheraient de la porte comme dans les jeux vidéo. Il n'y a pas de boss ni de monstre à vaincre, hormis soi-même.

C'est la taille de la porte qui va définir l'effort. Cette porte est étroite. Un peu comme le chas de l'aiguille. Un chameau, et surtout un chameau bâté, ne peut pas y passer. C'est un peu comme un spéléologue qui doit laisser son sac pour franchir un goulot étroit. Il faut se décharger de tout. Rien ne pourra passer de l'autre côté. La monnaie de ce monde n'a plus cours de l'autre côté. Les marchandises de ce côté sont insignifiantes de l'autre côté. Il faudra laisser tout ce qui encombre. Il faut abandonner tout ce qui entrave, toutes nos culpabilités, varies ou fausses, réelles ou supposées, toutes nos angoisses. Ce sont des choses qui nous lient à notre univers, et nous empêchent de changer de vie. Et contrairement à ce que l'on pourrait d'abord penser, ce n'est pas facile de laisser nos échecs. Ils sont collants, tenaces. On les pense indélébiles. Mais il est un lieu où on peut les déposer. Il est quelqu'un qui les a pris sur lui. Il est possible d'en être libéré, déchargé. Et ce lieu c'est la croix du Christ. Le texte ne le dit pas aujourd'hui, mais ailleurs dans la Bible, on peut comprendre que la seule façon de ne plus dépendre de cette angoisse, c'est de la laisser sur le Golgotha.
Mais, il est aussi autre chose qui ne peut pas non plus franchir cette porte étroite. Et cette autre chose, c'est ce que nous pensons avoir fait de bien, de valable, de méritoire. Cela aussi ne peut pas franchir cette porte. Ou plutôt, cela ne peut pas aider à franchir le passage. Si notre pensée, nos calculs sont obnubilés par le souci de conserver, de faire valoir ces quelques acquis, la porte restera infranchissable. Il faut la franchir à vide. Ce qui se trouve de l'autre côté est nouveau. Les valeurs y sont différentes. La justice y est autre. C'est la grâce qui y règne. C'est la paix qui l'emplit. Rien ne peut être ajouté à la grâce. Rien ne peut y troubler la paix.

Il y a donc beaucoup de choses qui nous retiennent de franchir cette porte étroite. Et beaucoup préfèrent attendre, ou alors essayent de voir s'il n'y aurait pas un autre moyen de passer, avec armes et bagages. Mais il n'y en a pas. Et on se trouve toujours du même côté, du côté du dehors. Et puis, un jour on trouve la porte fermée. Est-elle vraiment fermée ? Qui l'a fermée ? Quand a-t-elle été fermée ? En fait cette fermeture de la porte est au futur. Tant que nous sommes ici, et que nous en parlons, elle est encore ouverte. Pourtant certains la croient déjà fermée. Certains pensent qu'il est trop tard. Mais, il faut le répéter avec assurance, la porte étroite est encore ouverte. Rien n'est définitif si la possibilité de choix reste, et elle reste. La vie, le Royaume, la vie éternelle dès maintenant, tout cela est encore possible. Se débarrasser de ses fardeaux et de ses prétentions, de ses échecs et de sa vanité, c'est encore possible. La porte étroite au pied de la croix est encore ouverte.

Alors ne nous comportons pas comme si elle était fermée, comme si le train roulait déjà. Il ne sert à rien de frapper à une porte fermée imaginaire. Il ne sert à rien de parler à travers la porte pour débiter des sornettes : Nous t'avons vu, nous t'avons entendu, nous t'avons côtoyé. Parce que cela, ce sont des sornettes. Qu'est-ce que cela fait de l'avoir vu, de l'avoir entendu, d'en avoir entendu parlé, si cela n'a rien changé ? Qu'est ce que cela fait si nous sommes toujours encombré de nos bagages en excédent ? Tant que nous ne nous sommes pas déchargés au pied de la croix. Tant que la chose qui compte n'est pas encore uniquement la grâce. Celui qui frappe à la porte, celui qui tambourine à la porte, pense qu'il peut la franchir, qu'il est en règle, qu'il a obtenu le bon visa. Mais ce visa là s'obtient par la repentance, pas par l'accumulation du bien, pas par la compensation du mal. La justice que l'on cherche à s'acquérir n'est que de l'injustice. Tant que l'on pense que la porte ne s'ouvre qu'aux méritants, elle ne s'ouvrira pas pour nous. D'abord, parce que personne ne pourrait le mériter. Et puis surtout parce qu'elle est toujours ouverte à celui qui y entre les mains vides, soulagé du poids de son passé, de son passif, et ne comptant que sur la grâce, sur le don gratuit de Dieu.

Il y a dans ce texte encore un fait à noter : les temps des verbes.
Le passage de la porte étroite est au présent, tout ce qui suit est au futur. L'appel à passer par cette porte est au présent. C'est pour maintenant. Celui qui réfléchit, qui établit des bilans, des perspectives, des plans, celui-là raisonne au futur, et passe à côté de la porte.
Le royaume des Cieux, la vie éternelle, le salut, c'est pour aujourd'hui. La grâce et la paix sont pour aujourd'hui. Ce n'est pas pour un avenir lointain, c'est pour un avenir immédiat. Il faut changer de raisonnement temporel. La croix est là, qui attend nos bagages, nos bilans, pour les recevoir, et ne pas les faire passer. C'est une consigne définitive, d'où ils ne ressortiront pas. Et alors seulement il sera possible de franchir cette porte étroite. Mais accepter d'abandonner échecs et succès, accepter de renoncer à une vie à côté de la plaque, se repentir, c'est difficile, c'est un effort, mais c'est la clé de la porte étroite toujours ouverte.

On peut avoir une idée de ce royaume, de cette vie éternelle : à table. Quelle meilleure image du partage ! Le royaume, la vie éternelle, c'est le partage, c'est un changement de perspective, un déplacement d'objectif. On passe de la recherche du développement personnel au souci de l'autre, au partage. Il y a une différence de nature entre les deux images : nous avons mangé et bu devant toi, et : ils se mettront à table dans le Royaume de Dieu. D'un côté : Nous avons mangé et bu, nous nous sommes soucié de nous mêmes, de notre bien-être. Et de l'autre : Nous nous mettons à table, nous le faisons ensemble, chacun avec l'autre, chacun pour l'autre, et tous avec celui qui est venu partager avec nous notre condition humaine et porter ces fardeaux qui nous empêchent d'avancer par le passage de la porte étroite.

Alors, efforcez-vous d'entrer par la porte étroite. Il vous attend de l'autre côté. Et beaucoup d'autres aussi vous attendent, maintenant.

Amen.

(Philippe Cousson)

Retour