Poitiers, 20 février 2011

Matthieu 5:38-48

Chers frères et soeurs,

Aujourd'hui, dans le monde des entreprises, on parle de critères de qualité, de certification ISO, de zéro défaut. Bref l'objectif est la perfection. D'ailleurs, plutôt que la perfection elle-même, ce sont plutôt ses résultats qui sont recherchés, coûts réduits, ventes augmentées, personnel plus efficace donc moins nombreux.

Mais revenons à notre texte d'aujourd'hui. Il fait partie de l'ensemble qu'on appelle "le sermon sur la montagne". Cet ensemble de paroles est souvent compris comme une description d'un idéal de vie chrétienne, comme une éthique chrétienne, comme les critères d'un humanisme de qualité.

Pourtant, on peut se rendre compte assez vite que l'ensemble des exigences qui y sont mentionnées sont surtout caractérisées par leur quasi impossibilité à être accomplies de manière régulière, par l'irréalisme manifeste de la plupart d'entre elles. Il n'est possible pour personne d'atteindre le niveau qui permettrait d'obtenir la moindre certification.

Mais voilà, ces textes sont là. Ils sont placés devant nous. Ils ont été proclamés, écrits, insérés dans l'Evangile et reconnus par l'Eglise. Alors, que faut-il en faire ?

Je vais me limiter pour ce matin aux quelques versets qui nous sont proposés aujourd'hui.

On y retrouve cette structure, présente déjà dans les versets précédents : Vous avez entendu qu'il a été dit... mais moi je vous dis. Nous allons donc examiner ce qui appartient à la première famille de propositions, et ce qui appartient à la deuxième.

Oeil pour oeil, dent pour dent. La loi du talion. Aujourd'hui on la trouve terrible, injuste, implacable. Tu me bombardes une ville, je te bombarde une ville. Tu me tues un parent, je te tue un parent. Tu me casses ma voiture. Je te casse ta voiture.

Oui, mais voilà... ça n'est pas ça du tout. Cette loi est très ancienne. On la retrouve dans le code d'Hammurabi, qui remonte à environ 3800 ans. Et quel en est l'objet ? Justement éviter la vengeance, interdire la vengeance, la vengeance toujours disproportionnée. La vengeance n'appartient pas à la victime. Elle passe par le tribunal. Elle est limitée par l'ampleur du crime. Ce n'est surtout pas un encouragement à la vengeance de la victime.

Autre sentence donnée pour vraie : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. La première partie se trouve bien dans la Torah. Il lui manque d'ailleurs un morceau : Tu aimeras ton prochain comme toi même. Si Jésus ne cite pas ce complément, c'est qu'il était occulté par ses auditeurs. Par contre, la deuxième partie est absente de toutes les Ecritures Hébraïques. On y trouve plutôt des commandements d'accueil de l'étranger, même si les recommandations de séparation d'avec les païens sont nombreuses. Mais, nulle part il n'est demandé de haïr ses ennemis.

Nous venons de constater que ces affirmations étaient mal comprises ou déformées. On aurait pu s'en douter par la formulation même de leur présentation : Vous avez entendu qu'il a été dit. Vous avez entendu, c'est à dire aussi, vous avez compris, peut-être de travers. Qu'il a été dit, et non pas qu'il est écrit, comme on trouve ailleurs dans le Nouveau Testament. Ce que cite Jésus, ce n'est pas ce qui est écrit.

Voyons un peu les critères que Jésus place en face des lieux communs qu'il cite : Ne pas résister au méchant, se laisser humilier. Un peu étrange comme marque de qualité.
Et même plus, ne pas contester en justice et laisser sa tunique. Une sorte de "laisse béton". Et le choix des mots est ici important. Si Jésus ajoute le manteau, c'est que dans la Loi, il était défendu de conserver en gage un manteau après la journée, parce que ce manteau était aussi la couverture pour la nuit. Or Jésus suggère de laisser aussi son propre manteau, sa protection pour la nuit.
Le mot utilisé pour dire que l'on est forcé de faire un mille, c'est un mot qui désigne la conscription forcée. Si donc, on t'aliène de ta liberté pour un mille, va donc un mille de plus avec ton recruteur.
Et, quatrième aliénation, ce que tu possèdes, donne-le si on te le demande, ou si on veut te l'emprunter.
Voilà une série de messages qui aurait certainement de la peine à passer dans notre époque qui prône la liberté et la jouissance de ses droits.

Je voudrais rapprocher ces quelques versets du texte d'Esaïe que nous connaissons bien, parce qu'il est présent dans des textes de notre liturgie : Voici le jeûne auquel je prends plaisir : Détache les chaînes de la méchanceté, dénoue les liens du joug, renvoie libre ceux qu'on écrase, partage ton pain avec celui qui a faim... Ce texte du livre d'Esaïe était aussi une réponse à la pratique de son époque que dénonçait le prophète, un culte formel et rigoureux, et une vie quotidienne faite d'humiliations et d'injustices.

La deuxième affirmation de Jésus : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, peut aussi paraître incongrue, prononcée sur une terre occupée par des soldats étrangers.
Mais Jésus poursuit son argumentaire : si vous agissez ainsi, vous serez des enfants de votre Père, celui des cieux, parce qu'il ne fait pas de différence sur ceux qui bénéficient de son soleil et de sa pluie, qu'ils soient justes ou injustes. C'est cela la justice de Dieu.
On peut même aller plus loin. Le soleil et la pluie qui atteignent les bons et les méchants, ce sont le soleil de justice qui est le Christ et la pluie de la Parole, c'est l'action de Dieu, sa grâce qui veut toucher tous les hommes.

On a la confirmation du sens de ces demandes de Jésus, de ces critères de qualité hors de portée en regardant les derniers versets du passage.

Les versets 46 et 47 sont construits en parallèle.
Votre identité de disciple ne peut pas être vérifiée par une conformité au monde dans lequel vous vivez. Sinon, vous n'en êtes pas différents. Les critères du monde ne peuvent pas être les critères des disciples du Messie de Dieu.
Et qu'est-ce qui caractérise le monde dans lequel vous vivez ? La recherche du mérite, de la récompense, de ce qui est mesurable, enregistrable, faisable. Si vous vous comportez comme le reste de vos contemporains, vous n'avez aucun mérite. Vous avez déjà et maintenant votre récompense.
Mais ce que je vous demande moi, c'est de faire quelque chose en plus, quelque chose de déraisonnable, d'impossible, hors d'atteinte, quelque chose qui dépasse la mesure, quelque chose d'extraordinaire. Ne visez pas, ne calculez pas, ne mesurez pas. Toujours plus !

Si on regarde les versets qui poursuivent ce sermon sur la montagne, on trouve ces deux demandes : Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes, et, Ne vous amassez pas de trésors. Votre objectif ne doit pas être d'être vus, comptés, calculés, reconnus. Votre objectif ne doit pas être le mérite, le cumul de mérites.

L'amour ne se mesure pas. Il se vit. La grâce se reçoit, elle ne s'achète pas. Elle ne se compense pas.

Rappelons nous de ce qui est pour les Juifs la première des 10 Paroles : Je suis l'Eternel ton Dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude. Ce que nous appelons les 10 commandements sont précédés par cette parole de libération, de grâce, de liberté. Les 10 commandements ne sont pas une condition à la libération, au salut, ils en sont une conséquence. Ils sont un objectif pour une vie libre, une charte de la liberté reçue.

Et nous arrivons ainsi au noeud, à la conclusion de ce passage : Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

Ce n'est pas la qualité qui nous est demandé, c'est la perfection.
Je me souviens d'un enseignant de mathématiques qui disait : 20/20 c'est parfait, impossible. 19 c'est pour moi, 18 c'est pour vous. Perfection inaccessible.

Mais il faut faire attention à la traduction. Le mot traduit le plus souvent par parfait signifie plutôt accompli, achevé, et porte une idée d'objectif, de fin. C'est un mot eschatologique.
La perfection est un objectif vers lequel tendre. C'est aussi ce que voulait dire Paul, quand il écrivait aux Philippiens : je n'ai pas encore atteint la perfection, mais je cours vers le but.

Il ne s'agit donc pas de vouloir mesurer pour soi ou pour les autres une perfection impossible.

Ce sermon sur la montagne n'est pas un protocole pour une certification de qualité de la vie chrétienne. Ce n'est pas un guide pratique du bon chrétien. Ce n'est pas un manuel d'éthique appliquée.

Ce sermon sur la montagne nous montre d'abord nos limites. Il nous place devant nos incapacités, nos raisonnements fallacieux, nos prétentions stupides.

Il nous place enfin devant la grâce et l'amour de Dieu. Il nous donne cet horizon vers lequel tendre, ces gestes et paroles en plus qui nous éloignent du raisonnable et nous lancent en avant. Il nous empêche de compter sur nous mêmes, sur nos forces et nos capacités seulement. Il nous renvoie vers l'espérance qui nous est ouverte. Il nous appelle ainsi à manifester le Royaume des Cieux.

Et si vous cherchez un modèle, un exemple, regardez ce que les Evangiles nous rapportent de la vie de Jesus.

Amen

(Philippe Cousson)

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