Poitiers, 10 mars 1991

2 Chr 36:14:23
Eph 2:4-10
Jn 3:14-21
Ps 77

Je vois dans ce passage cinq mots ou expressions clés : le Fils, croire, la vie éternelle, le jugement, la lumière. Nous allons essayer de voir ce qu'ils peuvent signifier pour nous aujourd'hui.

Le Fils est mentionné quatre fois : le Fils de l'homme, son Fils unique, son Fils, et le Fils unique de Dieu. Dans l'ordre de citation, le Fils est élevé, il est donné, il est envoyé, puis il est cru.
Comme le serpent d'airain de Moïse, il a été élevé, sur le bois. On a pu, on peut le voir, de loin, on peut regarder dans sa direction. On peut aussi se détourner de lui, lui tourner le dos, partir dans l'autre direction. Notre visage est-il tourné vers lui ? Mais peut-être ne savons-nous plus où il se trouve ? Et pourtant il a été élevé, pour que chacun puisse se tourner vers lui, dans la détresse. Dans la détresse seulement ? Se peut-il que nous ne nous guidions pas vers lui dans des circonstances normales ? Ce Fils élevé fait-il partie de notre paysage, ou bien l'en avons nous expulsé ? Oh, pas en une seule fois, mais petit à petit ? Je me trompe ?
Il a été élevé pour que nous croyions en lui. Dieu l'a envoyé, Dieu l'a donné, pour que nous croyions en lui. Même si plus loin dans cet évangile, il nous est dit que Dieu lui a remis le jugement, il n'est pas venu sur cette terre pour juger le monde, mais pour le sauver, pour manifester l'amour de Dieu.

Oui, mais croire en lui, qu'est-ce que c'est ? Cette expression figure trois fois dans notre passage : croire en lui. Un esprit scientifique dirait que ce qui est du domaine du croire, de la foi, c'est tout ce qui n'est pas prouvable, mais que l'on tient pour vrai. C'est peut-être cela, mais je pense que c'est loin d'être l'essentiel. On ne peut pas dire qu'on croit au Fils, comme d'autres peuvent croire aux soucoupes volantes. Croire ne se situe pas principalement au niveau de la connaissance, mais au niveau de l'existence même. Croire au Fils n'occupe pas qu'une partie de la mémoire, cela occupe toute la vie. Ce n'est pas un épiphénomène. Il n'est pas possible de croire au Fils, sans que le reste de l'existence en soit changé.

Et alors, ne pas croire en lui, ce n'est pas simplement ne pas se prononcer sur des hypothèses historiques ou scientifiques, qui seraient réfutables, c'est faire acte de volonté, acte de refus. Celui qui ne croit pas, c'est celui qui ne veut pas croire. Mais rien n'est irrémédiable. Le Fils a été élevé. Il est toujours possible d'orienter son visage, de se tourner vers la lumière, de le regarder, de placer sa confiance en lui, de placer son avenir, son horizon en lui, bref de croire en lui.

Croire en lui, le regarder, c'est aussi l'écouter. C'est étudier sa Parole, sa pensée. C'est vivre comme il l'a montré. C'est vivre dans l'élan de son amour. Il devient la référence, la perspective. Prier, méditer les Ecritures, voilà comment on peut l'écouter, voilà comment regarder le monde autrement. Regarder le Fils élevé, pour croire en lui, pour l'écouter, c'est le début de quelque chose de neuf.

C'est alors qu'une nouvelle vie commence. L'expression "nouvelle naissance" utilisée par Jésus juste avant avec Nicodème, et souvent reprise depuis, correspond bien à ce qui se passe. Une nouvelle vie commence. Un être nouveau arrive dans un monde nouveau, avec des perspectives nouvelles. Il y a un avant et un après. L'accouchement a pu être douloureux, il a pu durer longtemps. Mais la vie éternelle est là.

La vie de l'homme, la vie banale de l'homme est marquée par une borne, par une frontière, la mort, la fin. Que peut être l'espoir de celui qui sait que la fin viendra ? La vie ne mène à rien, elle conduit au néant. Alors certains saisiront l'instant, vivant des plaisirs de chaque minute. Ont-ils tord, dans leur perspective ? Mais aussi, ils maudiront chaque malheur, avec personne à qui s'en prendre. Celui qui voudra vivre pour quelque chose, qui voudra un avenir, une prolongation de lui-même dans le futur, laissera une descendance, ou alors une oeuvre.
Mais aussi, une vie qui peut à tout instant s'interrompre, une vie perpétuellement menacée, une existence toujours remise en cause conduisent à un certain nombre d'attitudes, de réactions de défense, de violence, de mensonge. Une vie sans issue conduit nécessairement à des impasses, pour sauver ce qui semble pouvoir être sauvé, mais qui en fait n'est qu'illusion.

Il y en a d'autres qui poussent le constat plus loin, et qui quittent cette vie qui ne les conduit nulle part, qui ne les intéresse pas, et où ils n'ont pas demandé d'entrer. Et quoi leur dire ? Sinon que cette vie qu'ils voient devant eux n'est pas la vie, pas la vraie vie. Qu'il leur faut chercher ailleurs, regarder ailleurs, regarder dans une autre direction.

La vie éternelle, une expression reprise deux fois dans ce passage, mais qui revient souvent dans le Nouveau Testament. C'est quoi la vie éternelle ? Dans ce passage, et dans la plupart des autres cas, la vie éternelle est associée au verbe avoir : pour qu'il ait la vie éternelle. On peut donc l'avoir ou ne pas l'avoir. Dans la première épître à Timothée, Paul parle même de saisir la vie éternelle. On dit bien couramment donner la vie, avoir la vie sauve, perdre la vie. Il en serait donc de même de la vie éternelle. Il est possible de l'avoir.

D'abord un peu de grammaire française. Pour ce qui est de l'original grec, je ne sais pas. Avoir la vie éternelle est ici employé au présent du subjonctif, subjonctif d'accord, mais présent. Celui qui croit a la vie éternelle. Elle n'est donc pas pour plus tard. Elle n'est donc pas la récompense éventuelle qui serait reçue après une vie un tant soit peu méritante. Non, pour le croyant elle commence ici et maintenant, dès que la foi est présente, dès que le regard se porte sur la croix, sur le Fils élevé. Elle est dès à présent la vie avec Dieu. Dieu n'attend pas notre mort pour être avec nous (ou nous avec Lui si vous préférez, mais ça n'est pas exactement la même chose). Non, Il nous accompagne maintenant. La vie éternelle est déjà commencée pour celui qui regarde au Christ. Il a changé de vie. Il est entré dans une nouvelle vie. Il a traversé une nouvelle naissance.

Sa vie nouvelle n'est plus celle qui était la sienne avant, n'est plus cet horizon bouché, limité, souvent sans réel espérance, sans projet. La vie nouvelle se place dans une dynamique, pour employer un mot à la mode, dans la dynamique de Dieu. Dieu a un projet, un plan d'amour pour le monde, et pour chacun. A chacun d'y prendre sa place, à chacun d'entrer dans la vie éternelle, à chacun de mettre sa vie en mouvement, à chacun de regarder vers celui qui ouvre les horizons, vers celui qui a été élevé.
La mort n'est plus la fin. Elle reste un passage, difficile certes, pour celui qui le franchit, mais aussi pour ceux qui restent. Mais elle n'est qu'une étape dans ce mouvement où Dieu nous conduit. D'autres choses encore attendent après. Et pourtant il est bien difficile de laisser ses responsabilités présentes, ou plutôt ce que nous prenons pour nos responsabilités. Il est bien difficile de laisser toutes ces choses non vues, non faites, non sues. Il est bien difficile de laisser ces personnes connues, aimées, qu'on aurait pu connaître, aimer. Mais, où doit-on diriger les regards ? Vers celui qui a été élevé.

La vie qui est celle que connaît notre monde, cette vie limitée, bornée, ne peut que conduire à des frustrations, certains diraient à des aliénations. Frustrations, erreurs, fautes, convoitises, violence, actions cachées, trucages, autant de choses qui sont des conséquences normales de la précarité de cette vie là. Il est bien sûr possible de s'endurcir, et de pratiquer la loi de la jungle, mais est-ce vraiment sans aucun regret, sans aucun remords ?

Adam et Eve étaient pressés de manger de ce fruit, de savoir. Et puis, ils sont allés se cacher. Combien sont-ils, ceux qui ont quelque chose à cacher ? Combien sont-ils, ceux qui ne veulent pas de la lumière ? Combien sont-ils, ceux qui sont perpétuellement dans la crainte ? Combien sont-ils, ceux qui se pensent, se disent, se savent coupables, responsables ? Combien sont-ils, ceux qui se jugent eux-mêmes, et qui ne trouvent rien pour les absoudre ? Voilà le jugement dont nous parle le Christ. Celui qui refuse de regarder dans la bonne direction ne peut que se retrouver perpétuellement face à lui-même. Il en vient d'ailleurs à haïr celui vers qui il refuse de regarder, et dont l'existence même le renvoie à ce qu'il est. Regarder le Christ, c'est chercher ailleurs que dans les ténèbres, ailleurs que parmi les ombres, ailleurs que derrière les paravents, c'est chercher la lumière, celle qui éclaire l'avenir et le passé, celle qui ouvre à l'espérance et conduit au pardon.

La lumière dont on nous parle ici, celle qui illumine la vie éternelle, n'est pas la lumière d'un instant. Ce n'est pas le flash d'une illumination un tant soit peu mystique, dont on vivrait avec le souvenir attendri. Non, c'est une lumière qui dure, qui nous vient de Dieu, qui est le Christ lui-même. Si le péché et le mensonge sont les ténèbres, la lumière est la vérité. Si parfois elle semble s'éloigner de nos vies, c'est que nous avons placer un voile plus ou moins opaque entre nous et elle, ou alors que nous avons posé nos yeux ailleurs.

La lumière, le plein jour, c'est la confiance, c'est la transparence, c'est la vérité, c'est l'espérance, c'est l'amour, c'est la joie, bref c'est la vie éternelle, dès à présent. La nuit pas de glasnost. Dans l'ombre pas de clarté. La lumière, que nous sommes aussi (rappelez-vous ; vous êtes la lumière du monde !) n'est pas faite pour rester cachée. On la met en haut, pour qu'elle brille.

Notre lumière brille-t-elle ? Est-ce que nous sommes de ceux qui indiquent où il faut regarder, où est celui qui a été élevé sur le bois, celui en qui il faut croire pour sortir de l'absurde de l'existence ordinaire ? Car enfin, si personne ne montre, n'indique où se trouve la porte des horizons nouveaux, si personne ne porte l'Evangile, qui le fera ? Qui saura, qui saura où regarder, où poser ses yeux fatigués, qui pourra trouver le repos ? Cette vie éternelle de lumière, la partageons-nous ?

Car Dieu a tant aimé le monde, qu'Il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle.

Amen

(Philippe Cousson)

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