Poitiers, 7 décembre 2003

Luc 3:1-6
Esaïe 40:1-11
Baruch 5:1-9
Psaume 104:8

On dit souvent qu'il ne faut pas faire de telle ou telle affaire une montagne. "Mais tu en fais une montagne". "Ne fais donc pas d'une taupinière une montagne".Combien souvent il nous arrive de nous faire de telles montagnes. Combien souvent il nous faut gravir ces montagnes, quand elles ne nous semblent pas carrément infranchissables ! Ou alors, c'est que devant nous s'ouvre un précipice qui nous sépare de l'autre côté.
La vie nous en apporte de ces montagnes ou de ces vallées à franchir.
Nous souhaiterions que ces montagnes, ces vallées, ces difficultés, ces circonstances, ne soient plus là, qu'elles disparaissent, qu'elles deviennent un chemin aisé, évident, facile.
Nous sommes souvent prêts à chanter ces paroles : que toute colline soit abaissée, que toute vallée soit comblée.
Et pour quelle raison ? Parce que cela nous arrangerait. Parce que la situation inextricable nous dérange. Parce que les ennuis, ou plus grave, ne nous sont plus supportables. En bref, pour nous, ou plutôt pour chacun, pour soi.

Mais voyons plutôt ce que ce passage de Luc pouvait évoquer à ses lecteurs ou auditeurs.
Ce texte fait allusion, expressément au texte du prophète Esaïe, mais aussi aux deux autres passages lus, un verset des Psaumes, et ce passage du livre deutérocanonique de Baruch, livre connu uniquement par sa présence dans la version grecque de l'Ancien Testament dite des Septante. Ce dernier passage semble être aussi une reprise d'Esaïe. Quand l'auteur de l'Evangile a choisi de retenir ce passage, il connaissait les associations d'idées qui viendrait à un public connaissant les textes de la Bible et justement ceux de la Septante.

Nous allons donc parcourir ces textes pour en retenir les points communs et quelques différences, éléments que les lecteurs des premiers siècles ne pouvaient ignorer s'ils connaissaient les textes bibliques.
On retrouve, comme vous l'avez certainement noté, les montagne et les vallées.
Le psaume 104, qui chante la gloire de Dieu dans la création, nous rappelle par exemple qu'il a fixé les limites de la mer, les éléments de la nature, et particulièrement au verset 8, que les montagnes se sont élevées et les vallées abaissées selon ce que Dieu avait établi.
Et voilà que Esaïe, Baruch et Luc nous disent que les montagnes seront abaissées et les vallées comblées, et que cela rendra gloire à Dieu.
Mais, pourquoi abaisser les montagnes et combler les vallées : pour préparer un chemin, chez Esaïe pour l'Eternel, chez Baruch pour Israël et chez Luc pour le Seigneur, c'est à dire pour son Messie, le Christ.

Autre point commun : dans les trois passages on trouve la voix de Dieu. Dieu est un Dieu qui se donne à entendre, qui se révèle, de façon intelligible. On peut aussi supposer un jeu avec les sons dans le texte hébraïque d'Esaïe. En hébreu le mot voix, qol, se prononce presque comme le mot kol, qui veut dire tout, toute, et regarder comme ce mot revient souvent dans ce passage.

De même, on retrouve directement dans Esaïe et Luc la parole de Dieu, la parole de l'Eternel et on la sous-entend dans la formule de Baruch "Dieu l'a ordonné". Dieu est et reste celui qui parle aux hommes.

Esaïe et Baruch nous chantent la gloire de Dieu, gloire qui a rapport à Israël chez Baruch, mais qui est révélée à tous chez Esaïe : "Toute chair verra la gloire de Dieu", que Luc transforme, en remplaçant la gloire de Dieu par son salut : "toute chair verra le salut de Dieu". Mais nous savons que son salut, c'est aussi ce qui fait sa gloire. D'ailleurs Esaïe et Baruch nous le confirment pour l'un en parlant de la fin de la servitude, de l'iniquité expiée, et pour l'autre en rappelant que Dieu s'est souvenu de son peuple, qu'il l'accompagne de sa justice et de sa miséricorde. Il s'agit bien ici de la justice qui vient de Dieu.
Luc, s'il ne mentionne pas la justice de Dieu, place au coeur du message de Jean le baptême de repentance, uniquement possible parce que la justification vient de Dieu.
D'ailleurs les deux textes prophétiques commencent par cet appel à la consolation : "Consolez, consolez mon peuple" et "Quitte, Jérusalem, ta robe de deuil et de misère".

Voyons un peu maintenant des lieux mentionnés : Esaïe et Baruch demandent à Jérusalem, à Sion, de monter sur la montagne, mais Jean va dans la plaine du Jourdain.
Un mot, entre les deux textes, d'Esaïe et de Luc, a changé de place, le mot "désert". On peut noter qu'on retrouve les lettres du mot "parole" dans le mot retenu pour "désert" dans le texte hébraïque. Dans Esaïe, il s'agit de préparer dans le désert le chemin du Seigneur. Chez Luc, Jean, lui, est dans le désert, et parle dans le désert, et crie dans le désert. Mais chez Baruch, point de désert, mais une promesse d'arbres qui sentent bons et donnent de l'ombre.

Avant de reprendre quelques unes de ces remarques pour voir ce que ces textes peuvent nous dire aujourd'hui, je voudrais qu'on essaye de voir quel était le contexte de ces textes, dans quel cadre ils sont apparus.
Les textes d'Esaïe et Baruch sont à situer dans le cadre de l'exil menaçant ou effectif ou terminé, mais de toutes façons, ils sont fortement reliés à cette situation. Ils sont une annonce du salut à venir, dans une situation qui semble au peuple sans espoir. Ils sont une annonce de la fin de la servitude, du retour du Seigneur parmi son peuple, du retour du peuple vers sa terre.
Le salut que Jean proclame tel que le rapporte Luc, est un salut qui ne concerne pas que le peuple d'Israël, mais bien "toute chair", salut qui sera opéré par le Messie. A la différence des autres passages, Jean insiste sur la repentance, qu'il marque par le baptême. L'Ancien Testament mentionne aussi la repentance, mais pas dans ces passages-là.

En fait ces passages font allusion à un problème qui touche toute l'humanité, et que Baruch mentionne explicitement, celui de la justice, ou plus précisément, de la justice de Dieu.

Il donne au peuple deux noms : "Paix de la justice", et "Splendeur de la crainte de Dieu". En quoi ces expressions nous concernent-elles ? Sont-elles évidentes à comprendre ?

Voyons d'abord ce que pourrait être la justice de Dieu, disons pour le commun des mortels. Ce pourrait être ce qui est appelé la "justice immanente". C'est ce qu'illustre les expressions courantes : "C'est bien fait", "il l'a bien mérité", "il ne l'a pas volé", et d'autres encore. Voilà ce que serait la justice de Dieu, implacable, insensible, mathématiquement juste. Et d'ailleurs, si Dieu n'applique pas sa justice, les hommes suppléent. On punit.

Mais voilà ce que dit Dieu, ce qu'il demande de crier : Ta servitude est finie, ton iniquité est expiée, les péchés pardonnés. Il demande d'endosser le manteau de la justice qui vient de Dieu. Il accompagne de sa justice et de sa miséricorde. Dieu rend juste l'homme qui ne l'est pas. Dieu regarde comme juste celui qui ne l'est pas. Certains diront : "c'est trop facile". Et pourtant, la justice de Dieu ne peut pas se mériter.

Cependant, pour pouvoir être vécu, ce salut qui vient de Dieu, cette justice qui vient de Dieu, doivent être acceptés. C'est à dire, il faut que le besoin de cette justice soit reconnu, intégré, admis. Il faut que la faute, le péché, soient reconnus, assumés. C'est ce qu'on appelle la repentance, cette reconnaissance de son état d'indignité, cette humble acceptation de la grâce de Dieu, du regard bienveillant de Dieu. Autant celui qui ne reconnaît pas son iniquité, sa servitude, que celui dont la conscience en est écrasée, ne peuvent ni l'un ni l'autre profiter de la justice de Dieu. Il faut absolument laisser parler la voix de Dieu, se laisser imprégner de ses mots."Ta servitude est finie. Ton iniquité est expiée".

Mais, quels sont alors les "fruits dignes de la repentance" dont parle Jean un peu plus loin ? Sont-ce des conditions à cette justice de Dieu sur nous ? Bien sûr que non ! Ce sont, comme le mot l'indique, des fruits, des conséquences. Ces fruits sont d'ailleurs un des moyens que Dieu se donne pour que "toute chair voit le salut de Dieu".

On dit souvent de certaines personnes qu'elles "prêchent dans le désert". J'ai déjà expliqué le glissement du mot "désert" entre les textes d'Esaïe et de Luc. Voyons seulement dans quels déserts faut-il préparer les chemins du Seigneur.
Se pourrait-il qu'il s'agisse aussi de nos déserts intérieurs, de ces étendues arides qui composent une partie de nos vies personnelles. Est-ce que nous laissons le Seigneur y aller ? N'y a-t-il pas là quelque steppe à aplanir ? Ou quelque broussaille à dégager ? Nos paysages intérieurs ne sont pas encore uniquement des jardins riants, il y subsiste encore des coins, des recoins. Il faut laisser Dieu y planter ses arbres qui sentent bon et qui font de l'ombre calmante. Pour que la justice de Dieu puisse s'appliquer, il faut lui laisser la place. Alors seulement il y aura la "paix de la justice" et la "splendeur de la crainte de Dieu".

De même, pour poursuivre dans le paysage intérieur, il y reste aussi des collines, des montagnes, des vallées, à abaisser, à combler. Nos vies sont remplies de fractures, de reliefs, de fossés, d'abîmes et de précipices, de chemins tortueux, d'obstacles à contourner, d'écueils à éviter. La promesse reste inscrite ici : Toute colline sera abaissée, toute vallée sera comblée, ce qui est tortueux sera redressé.
Quand ? Il faut confier cela à Dieu. Il y a peut-être beaucoup de travail. Il faut lui faire confiance. Passé le premier pas de la repentance où il nous conduit, il reste à le laisser prendre ce chemin dans notre vie. La justice de Dieu est alors à l'oeuvre en nous. Elle est paix.

Mais cette paix, cette justice de Dieu en nous, est aussi le diadème de la Gloire de l'Eternel. Toute chair verra le salut de Dieu, car il sera manifesté en nous. L'Eternel, en bon berger, est celui qui nous porte. Et il se peut même que nous soyons alors ceux qui autour de nous abaissent les collines, comblent les vallées, et préparent le chemin du Seigneur.

Amen.

(Philippe Cousson)

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