Poitiers, 21 juillet 1996

Esaïe 44:6-9
Romains 8:24-27
Matthieu 13:24-43

     Encore une histoire de semailles. Un homme a semé du bon grain, de la bonne semence, vraisemblablement du blé dans son champ. Mais, voilà que quelqu'un, de nuit, en cachette, va y semer de la mauvaise herbe, de l'ivraie disent nos traductions classiques. Et, au bout d'un certain temps, on s'apperçoit du problème. Que faire ? Arraché ? Trop risqué. Attendre, alors, puis trier à la récolte.
     Matthieu nous rapporte ensuite deux autres histoires : un grain de moutarde qui devient comme un arbre, et du levain qui fait lever la farine.
     Et puis, comme pour la parabole du semeur de dimanche dernier, Matthieu nous donne l'explication de Jésus.
     La voici encore : Le semeur anonyme, c'est le Fils de l'homme, c'est à dire en fait, lui, Dieu le Fils. Le champ c'est le monde, où nous vivons. La bonne semence, ceux qui appartiennent au Royaume, les Fils du Royaume. Il ne s'agit ici ni de paroles, ni de gestes, mais des disciples, semences qui doivent lever, donc prendre racine puis porter du fruit. De même, la mauvaise herbe, l'ivraie, représente ceux qui appartiennent au Mauvais, au Malin, et c'est le diable lui-même qui est ce semeur nocturne. La moisson, c'est la fin du monde et les moissonneurs sont les anges. Quand aux fruits des graines semées, ce sont encore des gens, ceux qui font tomber les autres dans le péché et font le mal d'un côté, et ils seront brûlés, et ceux qui obéissent à Dieu de l'autre, et ils brilleront dans le Royaume de Dieu.
     Bon, voilà. Alors vous avez tout compris ? Bravo. Je ne m'y connais pas en figure de style, mais on en a ici une pour en expliquer une autre. Et franchement, ça n'est pas forcément plus évident, plus concret. Vous avez vraiment tout compris ?
     Récapitulons : Dieu sème, le diable contre-sème. Les disciples produisent des justes, les méchants d'autres méchants. A la fin des temps les anges passent, trient, brûlent ou glorifient selon le fruit. "Ecoutez-bien, si vous avez des oreilles," dit Jésus. Les miennes ne doivent pas être en très bon état. Et pourtant ces explications, il ne les a donné qu'aux disciples.
     Ces paraboles, et les autres aussi, comme d'ailleurs les évangiles en entier, ainsi que la Bible elle-même, sont ici pour parler de Jésus, de Jésus Fils de Dieu, de Jésus Sauveur. C'est Jésus qui ensemence le monde. Mais cela ne plait pas à tout le monde, en tout cas pas à celui qui y régnait, qui y règne encore pour la plus grande part, par égoïsme interposé. Mais alors, il faudrait attendre la croissance des plants, l'apparition des épis, pour réaliser qu'il n'y a pas que du bon grain, pour discerner. Puis attendre encore pour pouvoir séparer le bon grain de l'ivraie.
     Jésus a dit que le champ était le monde. D'autres ont aussi dit que ce pouvait être l'Eglise. Mais de toutes façons, soyons vigilants, car l'ennemi a semé durant le sommeil des autres. Veillons donc.
     Dans la parabole dite du semeur, celle de la semaine dernière, le récit s'est déroulé suivant les lieux où tombaient le grain, comme si le semeur ne savait pas ce qu'il faisait. Mais ici, dans la parabole dite du bon grain et de l'ivraie, il sait où il sème, dans son champ. Il ne se perd pas de graine. Ici il s'agit de savoir quelle graine est semée, quand elle est semée, et quel sera le résultat.
     Le bon grain, le blé sans doute, en tout cas la céréale nourricière, vous connaissez. Mais savez-vous que le blé, dans beaucoup de cultures, de civilisations, est considéré, reçu, comme un don de Dieu, un don des dieux. Oui, le semeur qui sème du blé, sème ce qu'il a reçu d'ailleurs, et non ce qu'il s'est acquis.
     Et l'ivraie ? En grec, le mot est Zizanion. Tiens, ça vous dit quelque chose. Semer la zizanie. Oui, ça vient de là. Et qu'est-ce que cette mauvaise herbe, selon la traduction en Français Courant que j'ai lue, qu'est-ce que qu'elle a de bien particulier. Sa graine est toxique, certes. Mais surtout, lorsqu'elle pousse elle est semblable à du blé qui pousse, et il faut attendre la maturité, l'apparition des épis, pour pouvoir distinguer le vrai du faux, le blé de l'ivraie, le bon grain de la mauvaise herbe. Mauvaise herbe, ou mauvaise graine. Tiens, celui-là, c'est bien de la mauvaise graine. Mais en fait, qu'en savons-nous ? En est-il aux fruits, est-il à maturité ? Question, question à ceux qui ont tendance à cataloguer tout de suite.
     Mais revenons à notre parabole. Essayons une autre approche. Comparons les deux cas : Qui sème, quoi, où, quand, et pour quoi faire. Le Fils de l'homme sème du bon grain, dans son champ, le jour, pour récolter du fruit. Le diable sème de l'ivraie, dans le champ de l'autre, la nuit, pour nuire.
     Maintenant, plaçons-nous en position de semeur, sans bien sûr nous comparer au Fils de l'homme, mais cette situation de l'homme semeur, du croyant semeur, se retrouve ailleurs dans les Ecritures. Qu'est-ce que nous semons ? Où semons-nous ? Quand semons-nous ? Et pour quoi faire ?
     Semons-nous le bon grain, reçu avec reconnaissance de Dieu, ou bien semons-nous la zizanie, la mauvaise herbe ? Ou alors, plutôt ne semons-nous rien, gardant pour nous et notre usage particulier les dons de Dieu ? Ou peut-être semons-nous sans nous en rendre compte, bonne ou mauvaise semence ? Réfléchissons un peu sur notre vie, et sur ceux qui sont à notre portée. Que semons-nous autour de nous ? Quel est notre impact conscient ou inconscient ? Dans quelle mesure même sommes-nous en mesure de maîtriser ces semailles ?
     Le bon arbre produit du bon fruit. Si nous sommes de ceux qui sont devenus par adoption fils du Royaume, de ceux que l'amour de Dieu éclaire, veillons à ce que cette semence soit ce qui nous fait vivre, et non pas ce qui nous fait tomber, et peut en faire tomber d'autres. Le bon grain est toujours pour celui qui croit un cadeau reçu de Dieu, de celui qui nous a donné la vie, qui nous a rendu la vie. C'est cette semence de vie nouvelle qu'il faut répandre, et non une semence de mort, de chute, de haine, de tromperie.
     Où semons-nous ? Là où nous sommes placés, là où nous avons été placés ? Ou alors là où nous voudrions nous faire une place, là où d'autres occupe la place ? Ou encore là où d'autres sont passés, là où d'autres ont semé ?
     Réalisons-nous que dans l'endroit, le milieu, l'environnement, l'espace où nous vivons, parmi ceux que nous côtoyons ou contactons, nous semons, que nous le voulions ou non. Alors attention à ce que nous semons, attention comment nous le semons, attention où nous le semons.
     Et puis, il y a le moment des semailles. De jour, au su de tous, en pleine lumière. Ou bien de nuit, en cachette, en combines et entourloupes ? Attendons-nous que tous dorment ? Que quelques-uns dorment, ou n'entendent pas ? ou ne voient pas ? Ce que nous allons semer, dans les coeurs, dans la société, dans la vie, peut-il être semé de jour ?      Et enfin, pour quoi faire semer ? Si tant est qu'on sache qu'on sème. Pour la vie, pour le bonheur, pour la grâce, pour le salut ? Ou pour écarter, pousser, faire tomber ? Pour moi, ou pour les autres ? Pour moi ou pour Lui ? Pour la destruction ou pour l'éternité ?      En tout ce que nous faisons, ou ne faisons pas, en tout ce que nous disons, ou ne disons pas, nous semons. Nous semons l'espérance, ou la rancoeur, l'amour ou la haine, la concorde ou la division, le bonheur ou le malheur. Et ceci n'est pas ici une simple règle de vie morale, bien que cela pourrait être une bien belle maxime. Non, j'ose affirmer que quoique d'autres que ceux qui appartiennent au Royaume peuvent parfois, souvent pour certains, se conduire de très noble façon, il n'est de vie véritable, de vraie bon grain, que celle reçue de Dieu, que celle transmise par l'Evangile de Jésus, que celle du pardon et de la grâce. Mais les Fils du Royaume, étant encore des hommes, ont trop souvent besoin de revenir à la source de leur vie, à celui dont ils ont tout reçu, pour pouvoir semer à leur tour.
     On trouve dans notre passage deux autres petites, petites par la longueur, deux autres paraboles : du grain de moutarde et du levain.
     La graine de moutarde me rappelle une certaine grenouille qui voulait se faire boeuf, mais notre graine, elle, y parvient. Et même les oiseaux du ciel viennent habiter les branches de l'arbre qu'elle est devenue.
     Le levain, ajouté à la farine, trois mesures, fait lever la pâte.
     Mais Jésus, en affirmant qu'en parlant en paraboles, il proclamait des choses cachées, n'explique pas ces deux dernières, ni aux disciples, ni à d'autres. Débrouillez-vous.
     Et voilà que de ces deux paraboles, deux interprétations sont proposées, une négative et une positive.
     La positive : l'Evangile, graine fragile, est semé dans le monde, et il prend de l'ampleur, et la pâte lève, et la plante devient un arbre qui accueille les oiseaux du ciel.
     La négative, par analogie avec la précédente, et en considérant que les oiseaux et le levain sont dans la Bible des images généralement négatives nous propose le tableau suivant : L'église, le bon grain, le blé qui pousse, est envahie par de l'ivraie. Il y a parmi nous des étrangers, pas forcément reconnaissables, étrangers à la grâce. Et cette église mêlée est devenue un arbre accueillant les oiseaux, oiseaux ici de mauvais augure. Et la pâte a levé, levé du levain des pharisiens.
     Cette dernière interprétation, du noyautage de l'Eglise par le malin, nous dérange sans doute. Elle existe. Que vaut-elle ? A voir. Mais peut-être vaut-il la peine de ne pas l'écarter d'un revers de main ? Y a-t-il de l'ivraie dans l'Eglise ? En tous cas, il y a la zizanie. Et le tri sera fait par les anges, à la fin des temps. Comme le malin sème quand tout le monde dort, veillons, veillons et prions. Et avant la fin des temps, la grâce peut peut-être transformer l'ivraie en blé. Et le bon grain porter du fruit, et le moutardier accueillir des oiseaux de bon augure, et la pâte lever de joie.
     Que sommes-nous donc ? Des enfants du Royaume, qui ont reçu gratuitement la vie de Dieu, la vie nouvelle. Et cette vie, nous la semons autour de nous. Là où le semeur sorti pour semer veut la semer, veut nous semer. Au moment qu'il choisit, et pour le salut. S'il n'y a pas de semailles, pas de semeur, pas de semence, il n'y aura pas de récolte, et la mauvaise herbe pourra aisément pousser. Faut-il que le monde soit une gigantesque jachère. Pensez-vous que le Sauveur ait atteint son quota ?
     Quelle vie voulons-nous vivre ? Pour nous, nous seuls ? Pour Lui ? Pour les autres ? Pour construire ? Pour détruire ? Pour semer ? Pour arracher ?
     Nous voulons vivre, n'est-ce pas, pour la foi, l'espérance et l'amour.
     Et à la fin des temps les anges viendront, quand nous n'y pourrons rien. Là sera le moment de vérité. Là se verra la force ou l'inanité de notre existence, sa vanité ou sa valeur.
     Un homme avait semé de la bonne semence dans son champ.
     Ecoutez bien, si vous avez des oreilles !

     Amen.

(Philippe Cousson)

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