Poitiers, 26 mars 1995

Jos 5:10-12
2 Cor 5:17-21
Luc 15:1-3, 11-32

     Si on écoute ce qui se dit et se vit autour de nous pour ce qui concerne la vie, celle qui est vécue, digne d'être vécue, on constate que l'attitude de notre fils prodigue de la parabole ne serait sans doute pas condamnée.
     En effet, qu'a-t-il fait de mal ? Il a reçu, en avance d'accord, sa part d'héritage, non pas celle de son frère, ni l'argent d'autres personnes. Il n'a volé personne. Il est allé vivre sa vie ailleurs. Il a fait la vie. Il ne s'est semble-t-il rendu coupable de rien de répréhensible. L'insouciance, le manque de sagesse sont-ils punissables quand ils ne mettent en cause personne d'autre ?
     Nous voici donc en face d'un de nos contemporains, dont Jésus a raconté la vie il y a vingt siècles. Réfléchissez un peu, vous n'en connaissez pas, vraiment, de ces jeunes ou moins jeunes, dont une telle vie, de bâton de chaise dit-on, est le lot quotidien, qui passent leur existence à vivre des expériences fortes, des sensations ? Et même, ne nous arrive-t-il pas de les envier ?
     Par contre la suite nous paraît moins contemporaine.

     Reprenons donc ce texte. A qui Jésus adresse-t-il cette parabole, ainsi que les deux précédentes ? Aux pharisiens et aux maîtres de la loi. Nous devons conserver en mémoire ce fait, et nous demander en écoutant ce récit quel message Jésus voulait leur faire passer, et aussi en quoi nous ne nous comporterions pas en pharisien ou en maître de la loi, et donc en quoi cette parabole ne nous serait pas aussi adressée.

     Un homme avait deux fils. Il n'est pas difficile à un habitué des paraboles d'y voir Dieu, et deux prototypes de l'humanité. Je vais laisser cette clé d'interprétation pour l'instant. Quoique...

     Le jeune fils demande sa part d'héritage, la réalise, et part au loin. C'est un peu tôt ! Il est bien pressé ! Non, il veut vivre sa vie. Il ne veut plus rester ici, dans l'ombre de son père, aimant sans doute, qui ne lui refuse pas ce partage, qui ne s'oppose pas à cette lubie, à ce déchirement pour lui. Il fait le partage. Son fils veut couper les ponts. Plus rien ne le rattache à cet endroit. Il n'y possède plus rien. Il ne lui reste malgré lui que le souvenir, dont il ne pourra se défaire.
     C'est bien une découverte moderne que de revendiquer ses droits, son bon droit. Notez bien que je ne l'accuse pas de cela. Notez bien que je ne prétends pas qu'aucune revendication ne soit justifiée. Certains diront qu'à force de parler des droits, on en oublie les devoirs.
     Mais il voulait vivre sa vie. Oh, il n'a rien volé à personne. Il n'a pas dépensé l'argent des autres. Uniquement le sien. Il n'est même pas dit qu'il se soit endetté. Quand à la façon dont il a mangé sa part de l'héritage, seul son frère donne une hypothèse : avec les prostituées. Le texte, verset 13, dit, selon les traductions, en vivant dans le désordre, dans la débauche. Ce mot m'a intrigué. J'ai donc essayé de chercher un peu plus loin. Le mot grec c'est asôtôs, avec un préfixe privatif. C'est une façon de vivre où quelque chose manque. Les sens répertoriés sont à peu près et dans le désordre : perdu, qui ne peut pas être sauvé, d'une manière détestable, en libertin, fatalement, désespérément. En fait on retrouve la racine qui est dans le mot sauveur sôtêr. C'est une vie sans salut qu'il a mené, une vie sans issue, sans espoir, sans objectif, mis à part celui de satisfaire ses envies. Il a dépensé, dissipé sa fortune en prenant son pied, en s'éclatant. Il n'a sans doute causé de tort à personne. D'ailleurs, s'est-il aperçu que d'autres vivaient autour de lui ?
     Quand la famine est arrivée, après qu'il ait tout dépensé, il a bien dû prendre contact avec quelqu'un. Il a cherché du travail. Il lui fallait manger, satisfaire ses besoins primaires. Il n'en était plus à ses envies, il ne cherchait plus de sensations, il cherchait à faire taire son estomac.
     Sa vie trépidante s'est arrêtée. Une vie de folie où il n'a sans doute jamais eu le temps de faire une pause pour réfléchir. Tout allait si vite. Il n'avait sans doute jamais une minute à lui, tout occupé qu'il était à ne penser qu'à lui justement. Et maintenant, il est là à regarder les porcs dont il a la charge en train de manger ces fruits de caroubier. Et alors il a le temps de penser. Il a faim et personne ne lui donne même ces graines. Quoiqu'il paraisse peu probable que son employeur le laisse mourir de faim. Il pense, et repense à chez lui, là-bas, d'où il est parti, il y a longtemps, très longtemps. C'est enfoui au fond de sa mémoire. Mais des images remontent, des images de repas, de nourriture, pas encore de personnes. Et la gamberge continue. Il était le fils d'un riche propriétaire, dont la part d'héritage lui a permis de vivre à l'aise un certain temps, et voilà, oh déchéance, qu'il garde des animaux, des cochons. Il ne peut pas simplement retourner là-bas et arriver en disant : Coucou, c'est moi ! Je me suis bien amusé, je reviens, quand est-ce qu'on mange ? Il réalise que quelque chose ne va pas. Il comprend qu'il a perdu son état de fils, il ne prétend plus à rien, sauf à devenir serviteur, employé. Et il fait plus que gamberger, que penser, que réfléchir, il part, il quitte ses cochons et leurs caroubes, et s'en va vers ce qui fut sa maison, autrefois, quand il était le fils de la maison.
     Il peut nous arriver, à nous aussi, dans nos vies qui sont aussi souvent trépidantes, qui sont souvent une course contre la montre, une série de sauts de puce sur un agenda, (il peut nous arriver) que Dieu nous arrête, qu'il interrompe notre rythme effréné, qu'il nous oblige à une pause-réflexion, à prendre du recul. Et ce peut être à l'occasion d'une catastrophe personnelle, s'il n'y a que comme cela que nous pouvons nous arrêter. Parce que si nous n'arrivons pas à trouver ce temps pour la réflexion, la méditation, l'écoute, de Dieu et des autres, Dieu nous le donnera tôt ou tard, en prenant sur nos instants si précieux, et qui filent si vite. Il faut laisser à nos vies le salut, l'espérance, un objectif, un but. Sinon, elle risque fort de ressembler à celle du fils prodigue. Et nous risquons de brûler toutes nos cartouches et de nous retrouver dans la famine, dans la déprime. Vers quel père alors se tourner ?      Notre homme s'approche de la maison. Il reconnaît le paysage. Il sait que bientôt il devra affronter son père. Son discours est prêt. Il se l'est répété tout le long de la route. Il ne pourra pas le terminer. Son père l'a vu. Il a couru. Il l'a serré dans ses bras, embrassé. Il est revenu. La présence a remplacé l'absence. Le fils, qui apparemment n'a toujours pas compris, commence à débiter son discours. Le père l'écoute-t-il seulement. Tout à sa joie, il organise déjà la fête, car il est si heureux qu'il n'y a rien d'autre à faire, rien d'autre qui soit important maintenant. Il est arrivé, changez-le, remplacez ces vêtements de route, des haillons très certainement, par la plus belle robe, ses chaussures usées, s'il en avait, par des chaussures décentes, remettez-lui la bague du fils. Voilà que le fils parti et revenu est complètement rétabli. A partir de là, on ne dit plus rien de lui. Il a dû être emporté par le courant du bonheur paternel. Qu'a-t-il compris ? On ne le dit pas. Toujours est-il que pour que la fête soit digne, on tue le veau réservé pour une fête, quelle belle occasion ! On fait même venir danseurs et musiciens.
     Réinsertion : voilà un mot bien moderne. Que ne prenons-nous cette attitude du père comme exemple ! Au lieu d'accueillir, notre société à plutôt tendance à dire : il n'ont que ce qu'ils méritent. Puisqu'ils ont voulu vivre leur vie, qu'ils en assument les conséquences !
     L'autre fils, le premier, l'aîné, il était dans les champs. Il travaillait, lui. Une fois ce travail terminé, sans doute en route pour un autre, il entend des bruits, de la musique et des danses. C'est qu'il ne rigole pas tous les jours, lui. Il est sérieux, lui. Qui donc fait la fête ? Il interroge. On l'informe, succintement. Un serviteur lui dit ce qu'il a lui-même compris. Ton frère est revenu, ton père a tué le veau des festins parce qu'il était en bonne santé. Alors il ne comprend pas. Pouvait-il comprendre ? Est-ce qu'il l'attendait, ce frère égaré ? Non, il avait tiré un trait sur cette branche de la famille. Rayé de son existence. Et voilà qu'il refait surface, ce dévoyé. Et en plus, au lieu de lui passer le savon mérité, on lui fait la fête. Non, il ne comprend pas. Et il se fâche.      Alors, comme pour le jeune, le père va au devant de l'aîné. Le père veut expliquer. Mais la rancoeur est telle qu'il ne peut que protester, que s'indigner. Lui, il est resté, lui il a servi, obéi. Mais jamais de récompense, jamais de marque de gratitude, jamais de fête avec les copains. Et l'autre, celui qui était parti, celui qui a dilapidé sa part, celui-là on le fête. Non c'est trop fort. Et en plus avec le veau que nous avons engraissé.
     Quand la colère est un peu calmée, quand le flot des paroles amères s'est ralenti, le père entame son explication : Toi, tu es là. Nous avons vécu ensemble ces années. Tout ce qui est à moi est à toi. Mais ton frère est revenu. Il est vivant, retrouvé.
     Le fils aîné, durant toutes ces années a-t-il jamais compris qu'il était le fils ? On peut en douter. Il s'est comporté en serviteur obéissant et soumis, il n'a jamais dépassé ce qui lui semblait ses limites. A-t-il lui aussi compris son père ? Sans doute pas mieux que son frère qui est parti. Sa vie n'avait, pas plus que celle de son frère, de salut, d'objectif, de but. Elle était faite de soumission, au jour le jour.

     Qu'est-ce qu'un pharisien a pu comprendre de ce récit ? Oh, très certainement qu'il était dans le rôle du fils aîné obéissant, de celui qui refuse de faire la fête pour un égaré qui revient à la maison. Il murmurait quand des collecteurs d'impôts et des gens de mauvaise réputation s'approchaient de Jésus.

     Mon fils, ton frère que voici était mort, et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.
     Qu'est-ce alors que la vie ? Ce n'est pas celle du plus jeune fils, quand il était au loin. Ce n'est pas non plus celle de l'aîné, qui est resté. Ni l'un ni l'autre n'ont, me semble-t-il, compris quelque chose d'important, d'essentiel, qu'ils sont les fils d'un père qui les aime, d'un père prêt à partager. L'un comme l'autre ont passé ces années de séparation préoccupés d'eux mêmes. Que ce soit au loin ou au près, aucun n'a vécu avec son père.      La vie, ce n'est pas la satisfaction de ses envies, ce n'est pas la soumission servile, ce n'est pas la course au plaisir, ni l'acharnement au travail, la vie c'est la relation, la communication, la communion, bref l'amour, avec les autres et avec Dieu. De même que Dieu attend et accueille celui qui revient à lui après s'être perdu à le fuir, de même qu'il explique et enseigne cet accueil, cet amour, il nous faut aussi être prêt à attendre, à accueillir, à expliquer, à enseigner.

     Si ta vie n'a été jusqu'à aujourd'hui qu'une course effrénée où tu t'es épuisé, sache que Dieu t'attend, qu'Il te propose son repos, et qu'Il se réjouira de ta venue.
     Si ta vie n'a été jusqu'à aujourd'hui qu'obéissance et conformité, sache que cela ne te sert de rien pour être fils, et que ta situation ressemble autant à celle du cadet que de l'aîné. Dieu attend aussi que tu t'adresses à Lui comme fils, sans te prévaloir de ta soumission.
     Je terminerai par un verset du passage de l'épître aux Corinthiens que nous avons lu tout à l'heure : Dieu nous a réconciliés avec lui par le Christ et nous a confié la tâche d'amener d'autres hommes à être réconciliés avec lui.

     Amen.

(Philippe Cousson)

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