Poitiers, 18 août 1996

Esaïe 56:1-8
Rom 11:13-15,25-32
Mat 15:21-28

     Voilà un texte qui a gêné bien des commentateurs. Il faut dire que l'attitude de Jésus paraît bien étrange. Et en lisant les quelques commentaires pour être moi aussi un peu éclairé, parce que comme les autres, j'étais décontenancé, je n'y ai pas trouvé beaucoup de réponses. J'ai pourtant trouvé des informations intéressantes dans un chapitre du livre de France Quéré : Les Femmes de l'Evangile. Certaines remarques du début viennent de son livre.

     Je ferai donc quelques remarques pour éclairer le texte, puis je passerai rapidement en revue les personnages de ce récit, puis je chercherai ce que nous pouvons en retirer pour notre vie à nous, ici, loin de Tyr et de Sidon.

     Jésus s'est retiré là où on le connaît moins, pour un peu de calme, souhaité apparemment aussi par ses disciples. Et voilà qu'un femme qui vivait dans cette région se met à crier après lui. Mais comme d'ailleurs pour d'autres mots du Nouveau Testament, nos traductions sont limitées par notre langue. Les mots utilisés dans ce texte pour 'crier' ne sont pas les mêmes. Le premier est un verbe fort, qu'on pourrait aussi rendre par 'aboyer'. On ne le trouve qu'en de rares occasions dans le Nouveau Testament. Jésus crie ainsi à Lazare de sortir dans Jean 1:43. C'est aussi ainsi que les sacrificateurs et les gardes demandent la crucifixion de Jésus, en Jean 19:6 : "Crucifie, crucifie !" Le verbe utilisé par les disciples est plus courant.

     Son cri, "Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David", c'est quasiment le "Kyrie Eleison" de nos liturgies. Son second cri est plus prosaïquement un "Au secours".

     Les disciples, agacés, c'est le moins que l'on puisse dire, demandent à Jésus, littéralement : "Détache la !" Plutôt que de comprendre cette requête avec la plupart de traducteurs comme un "renvois la", il semble qu'il faille plutôt comprendre : "accorde-lui ce qu'elle demande" et on pourrait ajouter "et qu'on en finisse".

     Le femme se prosterne, se met à genoux devant Jésus. En fait elle se met au niveau des chiens.      Les enfants dont on prendrait le pain, ce sont les descendants, les enfants de la maison. Le mot utilisé n'est pas celui qui désigne la tranche d'âge, les moins de 15 ans. Marc utilise dans le récit parallèle l'autre mot.

     Quant aux chiens, aux petits chiens pour être précis, ce n'est pas dans le langage biblique un compliment, ce serait plutôt un nom d'oiseau. Jésus, qui pour certains utilisait le qualificatif de "races de vipères", signifie à cette femme qu'elle n'est pas du peuple élu, et en plus assez crûment. Mais elle ne rejette pas cette image.

     Ces quelques éléments vont peut-être nous aider à comprendre un peu mieux les protagonistes de l'affaire.

     Jésus s'est retiré loin des foules de son peuple. Il aspire sans doute à un peu de repos. Ses disciples aussi à ce qu'il semble. Et même chez les païens, on vient le déranger, on vient les déranger. Pour expliquer son attitude, il faut comprendre que Jésus veut se situer dans le plan de Dieu, que dans son programme, les païens, les nations, c'est pour plus tard. Il s'occupera pourtant aussi de Jaïrus. Et puis à la fin du même évangile, on trouve le célèbre "Faites de toutes les nations des disciples", verset qui a déclenché la vocation de nombre de missionnaires.

     Et voilà qu'à la fin, le Sauveur est vaincu par la résolution et la foi de cette femme. Le salut est aussi entré dans cette maison païenne.

     La femme, cananéenne avec tout ce que ce mot sous-entend pour un juif, et Matthieu écrit pour des croyants d'origine juive, a donc osé déranger ce rabbi juif de passage, précédé par sa réputation. Alors, dans son désespoir, elle n'hésite pas. Elle force la grâce, il y a urgence. Elle ne revendique rien pour elle, elle ne demande rien que la délivrance de sa fille. Elle entre dans le discours de Jésus, et dans l'attitude dédaigneuse des juifs à son égard, et s'en sert habilement. Elle se comporte comme le petit chien qu'on pense qu'elle est, et retourne l'argument à son avantage. L'humiliation ne l'a pas arrêtée, ne l'a pas découragée. Elle a su manifester une conviction forte, et un amour pour sa fille.

     Et les disciples, fidèles à eux mêmes, comme ailleurs dans les évangiles, n'aiment pas que l'on importune le Maître. Ils ont dû en entendre durant leur périple avec Jésus. Mais parfois la coupe est pleine, et les oreilles aussi. Un peu de repos, de calme, de silence, ça serait si bien. Alors, Seigneur, donne-lui ce qu'elle veut, et on ne l'entendra plus. "Détache la", et par là même libère nos oreilles de ses cris. Il n'est pas facile d'écouter le Rabbi quand le monde crie autour du groupe qu'ils forment. Et les disciples, juifs eux-mêmes, auraient aimés pouvoir écouter le Maître, mais voilà que cette paenne, cette étrangère, cette chienne, les importune. Alors, finissons-en.

     On peut bien sûr faire de la théologie, de la Christologie, sur ce passage de l'Evangile. Certains parleront de l'évolution de la conscience messianique de Jésus. Il y a là très certainement une étape dans le ministère du Christ, dans le plan de salut de Dieu. Mais ce qui m'intéresse plus, c'est de savoir ce que ce récit peut nous apporter à nous maintenant, à notre vie de chaque jour, à notre vie de foi, et à notre vie ordinaire, si tant est qu'il y ait une différence.

     Je m'interrogerai donc sur ce qui peut éclairer notre relation avec Dieu, ce qu'elle est et ce qu'elle devrait être, sur notre façon de demander quelque chose à Dieu, sur notre manière de lui répondre.

     Nous sommes assurément à un autre moment de l'histoire du salut. Christ est mort et ressuscité.

     Alors, ne nous comportons plus comme des chiens, comme ces petits chiens qui ramassent les miettes de la grâce, qui quémandent leur pitance, qui rampent ou sautent suivant le maître, et en fonction de ce qu'ils viennent de faire.
     Ne nous comportons plus, non plus, comme des esclaves, obligés d'agir, sans liberté de choix, entièrement soumis.
     Ne nous comportons pas en ouvriers, qui pour mériter un salaire ont un travail à accomplir, une tâche à remplir.
     Ne nous comportons pas non plus en disciples béats, qui admirent le maître, qui essayent en vain de comprendre, et qui singent gestes et paroles.

     Non, notre foi en lui, l'Esprit de Dieu en nous, ont fait de nous des fils et des filles, des enfants de la maison. Paul l'affirme, nous avons reçu un esprit d'adoption, qui nous fait dire : Abba, Père, pas un esprit de servitude. Nous avons part à l'héritage. Alors, ne quémandons plus des miettes. Nous sommes libres d'agir. Il n'y a rien que nous ne fassions sans le vouloir nous-mêmes, même, et surtout, si c'est le désir du Maître, du Seigneur, du Père. Nous sommes aimés du Père. Il n'y a rien que nous puissions faire, pour pouvoir de quelque façon que ce soit mériter cet amour. Il nous est acquis.

     Et alors comment demandons-nous à Dieu ? Comment crions-nous à Dieu ? D'ailleurs avons-nous quelque chose à lui demander ? Nous sommes peut-être satisfaits de nous-mêmes ? Et ce que nous lui demandons, est-ce pour nous-mêmes, ou bien est-ce pour d'autres ? Et est-ce que nous n'aurions pas tendance à penser qu'il ne saurait rien nous refuser ? Et que ce ne serait pas juste qu'il nous refuse quelque chose ?
     Et quelle oreille avons-nous pour les cris du monde ? Sourde, lasse, importunée ? Répercutons-nous ces cris ? Quelle confiance avons-nous en notre Dieu pour répondre à ces cris-là ? Quelle part prenons-nous dans cette réponse ?
     Dans cette histoire, nous sommes à la fois un peu Jésus, un peu les disciples, un peu la femme cananéenne. Mais depuis il y a eu la mort en croix, la résurrection, la vie nouvelle donnée par le Saint Esprit.

     Mais si vous en êtes encore à crier pour des miettes, à accumuler vainement les mérites, à penser que Dieu vous doit certainement quelque chose, laissez tomber. Pis, si vous pensez qu'à cause de vos fautes, Dieu vous refusera de toutes manières, alors courage, écoutez. C'est autrement qu'il faut penser. Les mérites, ils sont ceux de Christ, pas les vôtres. Le salut vous est offert, pas marchandé, la grâce est totalement acquise, pas par petits morceaux. Il n'y a pas de "Et pourtant", sauf malheureusement si vous y tenez. Votre orgueil, votre vanité doivent capituler. Laissez entrer l'amour de Dieu en vous, laissez son Esprit vous emplir, et vous direz comme tous ceux qui vous ont précédés "Abba, Père". Vous ne serez plus des "petits chiens", mais des "enfants de la maison".

     Enfants de Dieu, adoptés par lui depuis longtemps ou depuis peu, aimés de Dieu de toutes façons, rappelez-vous qui Il est, n'oubliez pas de l'écouter et de lui parler, gardez l'oreille attentive aux cris du monde, et vous recevrez sa paix.

     Amen.

(Philippe Cousson)

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