Jér 17:5-8
1 Cor 15:12-20
Luc 6:17-26
"Le bonheur est dans le pré, cours-y vite,
cours-y vite ! Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, il va filer."
En faisant le tour des définitions du bonheur
qu'on peut trouver dans des dictionnaires généraux, philosophiques
ou littéraires, on retrouve presque toujours la notion de quête,
comme si l'histoire humaine n'était que le récit d'une quête,
sans doute impossible, en tout cas longue et exigeant la patience. Dans la maison
du bonheur, a dit Jules Renard, la plus grande pièce serait la salle
d'attente.
Ou alors, autre élément qui revient
régulièrement, la notion de chance. Le bon-heur ne serait qu'un
effet de la chance, du hasard, quelque chose de fortuit. De même d'ailleurs
pour le mal-heur. Ce qui fait que l'accès au bonheur serait totalement
inégal, injuste.
Et voilà que ressort un troisième
élément, le droit au bonheur. Il ne paraît pas normal que
quelqu'un n'ait pas sa part de bonheur. Et de bonheur immédiat. Le bonheur
différé n'est pas un vrai bonheur, en tout cas pas tant qu'on
l'attend. Ce bonheur semble être un des droits de l'homme, un élément
de justice sociale, et comme il fait meilleur vivre dans un pays plutôt
que dans un autre, des statisticiens ont calculé pour chaque pays, il
y a quelques années, un chiffre qui mesurait le Bonheur National Brut.
Je suppose que vous connaissez la fable de La Fontaine, Le savetier et le financier, où le savetier vit heureux, jusqu'à que le financier qu'il empêche de dormir avec ses chansons lui donne 100 écus. Alors il ne chante plus, ne dort plus. Pour retrouver sa joie de vivre, il va rendre le magot à son bienfaiteur. Serait-ce ici le secret du bonheur ?
Le texte de l'Evangile de Luc qui
nous est proposé aujourd'hui, plus communément appelé les
béatitudes, constitue l'ouverture d'un ensemble plus vaste, le
sermon sur la montagne.
Ce discours est découpé en quatre
parties : les béatitudes, avec aussi les imprécations, puis une
partie sur l'amour des ennemis, puis une autre nous appelant à ne pas
juger les autres, et enfin une instigation à mettre la parole entendue
en pratique.
Vous remarquerez que les deux parties centrales
ont trait aux relations humaines, qu'elles décrivent ce que Jésus
attend de ses disciples en matière de rapports humains, en quoi il veut
qu'ils se distinguent des attitudes communes, des actions ordinaires.
Les premiers versets de ce passage,
avant le discours proprement dit tel que nous le rapporte Luc, nous décrivent
le mouvement de Jésus. Il se trouvait sur la montagne. Il y priait avec
les 12 apôtres, qu'il venait de se choisir. Il a descendu vers un plateau
où sont rassemblés la foule de ses disciples et une multitude
de peuples. En poursuivant son chemin, il a traversé cette foule, peut-être
comme le ferait un chef d'état, mais sans poignées de mains, sans
gorilles, bien que les apôtres soient sans doute assez inquiets, sans
motards. Et la foule est là qui le presse, et il guérit des malades,
et on le touche pour cela. Il représente l'espérance de beaucoup.
Puis sans doute une fois à l'écart,
il lève les yeux vers les disciples, dit la traduction Segond. A-t-il
continué de descendre ? En tous cas, il s'arrête. Finie l'action,
ici commence le discours, l'enseignement, la parole. Attendons-nous à
être dérangés, perturbés, transformés, mis
en route. Ses paroles ne sont jamais endormantes, jamais anesthésiantes.
C'est encore ici le cas.
Il nous propose dans l'ouverture
de son discours une balance, une contradiction, certains diraient peut-être
une dialectique, entre le point de vue courant humain et son propre point de
vue sur la vie de l'homme, sur la morale ou l'éthique si l'on veut, et
sur sa définition du bonheur, d'une vie pleine et accomplie.
Les éléments se répondent
deux à deux, entre les bénédictions et les malédictions.
Je les prendrait paire par paire.
Heureux, vous les pauvres, dit-il, semble-t-il
à ses diciples. Mais attention, ne voyons pas en ce verset une éloge,
une bénédiction de la pauvreté en tant que telle. Elle
n'est pas ici une vertu par elle-même. Ce n'est pas un appel à
la pauvreté comme on pu l'interpréter certains fondateurs d'ordres
monastiques. Le pauvre est à comprendre ici, me semble-t-il, comme celui
qui n'accumule rien pour lui-même, dont le souci, la quête, ne sont
pas ceux de l'engrangement. Jésus déclare que le Royaume de Dieu
est à un tel homme. Et comment expliciter cette notion ? En disant
que le Royaume de Dieu, c'est la justice et la paix. Or que sont la justice
et la paix, sinon un état des relations humaines. Et c'est au présent
que Jésus attribue aux pauvres ce Royaume de justice et de paix, non
pas dont ils bénéficient, mais dont bénéficient
ceux qui les entourent.
Par contre, malheur à vous riches !
Les riches sont ceux qui ont quelque chose à compter, qui ont accumulé,
thésaurisé, conservé pour leur usage, qui n'ont avec le
monde qui les entoure qu'un rapport matériel, qui ne connaissent des
autres que leur capacité à faire fonctionner l'économie,
à faire circuler les biens et les services. Ils ont maintenant leur consolation,
leur réconfort, leur assurance, ils dorment sur un matelas, sans doute
confortable, mais aussi peut-être d'une seule oreille. Et demain ?
Heureux vous qui avez faim maintenant, vous serez
rassasiés. Qui est celui qui a faim ? Bien que nous soyons au mois
de Ramadan, je ne crois pas que ce soit celui qui jeûne. Ce peut être
celui qui n'a pas à manger, mais je ne crois pas que ce soit de lui que
Jésus parle. Celui qui a faim, c'est celui qui a des besoins, celui qui
a envie de vivre. D'ailleurs, seul celui qui a des besoins peut être satisfait.
Seul celui dont la vie a un projet peut attendre des satisfactions.
Mais malheur au rassasié, au repus, à
celui qui n'a maintenant besoin de rien, qui est satisfait de lui-même.
Que deviendra-t-il au jour où cela disparaîtra ? Comment réagira-t-il
quand il ne trouvera plus rien pour le garantir ?
Heureux vous qui pleurez maintenant. Non, pas
vous qui pleurez sur vous mêmes, non pas vous qui pleurez sur les malheurs
qui vous frappent, qui touchent vos biens. Heureux, vous qui pleurez sur les
autres, sur le monde, sur les malheurs du monde, sur le péché
des hommes et sur ses conséquences. Vous serez dans la joie, quand vous
apercevrez un sourire sur un visage, quand vous percevrez un signe d'espérance,
quand un changement ébranlera un peu la carapace humaine.
Et vous, vous qui riez maintenant, vous qui vous
réjouissez de vous, de votre situation, de votre réussite, de
vos succès, méfiez-vous, ils ne sont que provisoires, éphémères,
illusoires. Alors, si vous ne vivez que pour eux, vous pleurerez, vous serez
dans le deuil et les larmes, car cela peut disparaître, comme le sable
dans la main. Pffuit, plus rien, plus que ses yeux pour pleurer.
Heureux serez-vous, pas encore, plus tard, quand
on vous haïra, qu'on vous chassera, qu'on vous insultera, qu'on vous rejettera.
C'est ce qui est arrivé aux prophètes. Réjouissez-vous
alors, car vous savez que votre récompense est acquise, dans le ciel.
Celui qui place sa vie entre les mains de Dieu, celui qui écoute les
paroles de Jésus Christ et cherche à les mettre en pratique, n'a
pas son horizon limité à cette vie, quoiqu'il ait à la
vivre. Mais attention, ne nous méprenons pas. Le ciel n'est pas présenté
ici comme la consolation pour les pauvres et les affamés. Ce texte n'est
pas une justification de l'existence et du maintien de la pauvreté et
de la misère. Tout l'évangile est au contraire un appel à
l'amour efficace, qui change les hommes et les relève dans toutes leurs
composantes, âme, corps et esprit.
Et puis, attention aux louanges des hommes. Malheur
à ceux qui les recherchent. Ils sont comme les faux prophètes,
qui flattaient, qui disaient ce que l'on voulait entendre, qui caressaient dans
le sens du poil. De toutes façons, comme disait encore La Fontaine, tout
flatteur vit au dépens de celui qui l'écoute. Et Dieu n'est pas
un flatteur, il n'est pas flagorneur. Ses paroles sont pour redresser, pour
convaincre, pour appeler à la repentance, non pour encourager l'homme
dans son auto-satisfaction et son auto-suffisance.
Quel est alors en fin de compte l'homme heureux
que veut nous présenter Jésus ?
Il est celui qui n'agit pas pour lui-même,
celui qui n'accumule pas pour lui-même, celui qui ne cherche ni argent
pour s'enrichir, ni mérite personnel, même pas pour présenter
à la fin dernière.
Il est celui
qui vit en relation d'amour et de vérité avec les autres. Il ne
vit pas de la concurrence, de la rivalité, il ne revendique pas le bonheur
pour lui-même.
Il trouve sa force et sa joie dans l'écoute
de la Parole et la prière. Il ne compte pas sur la chance, ou sur une
certaine interprétation de la Providence.
Il ne fait pas du bonheur une quête, en
tout cas pas le sien. sa quête est ailleurs. Elle est dans le souci du
monde et des hommes, dans la partage avec les frères et soeurs croyants,
et dans la communion avec Dieu. Il est sans inquiétude, comme un arbre
planté près de l'eau, comme dit le prophète Jérémie.
Et le bonheur lui est donné en plus.
Bénit soit l'homme qui se confie en l'Eternel,
et dont l'Eternel est l'assurance.
Amen.