Poitiers, 11 février 2007

Jérémie 17:5-8
1 Corinthiens 15:12, 16-20
Luc 6:17, 20-26

Chers frères et soeurs, nous voilà face à des textes que nous croyons connaître, tant ils ont été commentés, interprétés et tordus. Il va d'abord nous falloir nous débarrasser des clichés habituels, au moins de deux d'entre eux.
D'abord reste l'enchaînement qui nous vient du texte parallèle de Matthieu : heureux les pauvres ... en esprit ! avec toutes les interprétations et interprétations d'interprétations qui s'attachent à la formule. Le texte de Matthieu est d'ailleurs plus long que celui de Luc, mais sans la série des Malheur !
Le deuxième cliché à écarter c'est celui qui nous vient pour l'essentiel du 19e siècle : l'opium du peuple : Pauvres, soyez heureux, vous aurez le Royaume de Dieu après la mort ! On a bâti beaucoup d'attaques contre la foi chrétienne avec cette interprétation d'interprétation. On a aussi d'ailleurs malheureusement utilisé ce type d'interprétation pour justifier des oppressions.

Je ne ferai pas ce matin d'histoire de l'exégèse de ces textes, je voudrais simplement examiner les deux textes de béatitudes de Jérémie et de Luc, les comparer et voir ce qu'ils peuvent encore nous dire aujourd'hui.
Nous ferons donc des comparaisons et des aller-retour d'un texte à l'autre. On peut s'apercevoir assez facilement par un simple parcours des textes originaux hébreu et grec que ce sont des textes soigneusement construits, avec une structure apparente, des éléments qui reviennent et qui diffèrent.

Examinons d'abord les mots qui débutent chacune des sentences. D'un texte à l'autre ce ne sont pas exactement les mêmes.
Maudit, qui est utilisé par le texte de Jérémie, utilise un mot qui veut aussi dire : exécré. Il y a donc un peu plus qu'une simple, si l'on peut dire, qu'une simple parole qui déclencherait le malheur.
L'autre pendant du même texte, béni, est un cri de louange, un peu analogue au cri poussé quand quelqu'un d'adulé passe et reçoit de la foule des Hourra et des Viva. La traduction grecque des LXX utilise un mot qui est équivalent à notre bénédiction : dire du bien, dire une bonne parole, louer.
Le texte évangélique ne reprend pas le même terme, mais la signification reste la même. Le mot utilisé veut dire heureux, mais aussi béni, sous-entendu en milieu païen, béni des dieux, celui qui a reçu la faveur des dieux.
Quant au dernier des quatre mots, malheur, il s'agit d'une interjection, une sorte de Hélas !
On peut déjà s'apercevoir qu'il ne s'agit pas ici de sort favorable ou défavorable qui serait jeté sur les personnes visées. Il s'agit plutôt d'une analyse de leur situation, qui amène à un pronostic.

Le livre de Jérémie indique à chaque fois qui est le destinataire : maudit ou béni soit l'homme qui... Mais il vaut mieux traduire en disant l'homme vaillant, le guerrier. C'est plus que simplement l'homme. Ce n'est pas simplement l'homme, c'est l'homme qui agit.
Luc n'utilise pas de terme générique pour ses diverses sentences. Il se contente d'utiliser des pluriels, et parfois aussi le pronom vous.

La structure du texte de Jérémie reprend à deux moments deux phrases presque identiques :
Maudit l'homme vaillant qui se confie en l'homme, et, béni l'homme vaillant qui se confie en l'Eternel.
La voilà la question essentielle pour Jérémie : sur qui faut-il s'appuyer, à qui faut-il se confier ? D'où faut-il tirer sa force ?

Et il nous propose deux possibilités : pour le premier, son bras, sa force, c'est la chair. C'est un matérialiste pur et dur. Il se détourne de l'Eternel, il détourne son coeur de l'Eternel. Alors que le second a placé sa confiance, son espérance en l'Eternel.
Si le premier est décrit comme un pauvre, un misérable, un abandonné dans le désert, ou bien, autre sens du mot, comparé à un genévrier ou un tamaris dans ce même désert, situations guère enviables, le second est comme un bois, un arbre, qui est planté près de l'eau, qui envoie ses racines vers la rivière.
Autant le premier se retrouve seul, sans secours dans le désert, autant le second est arrosé, alimenté, accompagné.

Et voilà une autre phrase quasiment identique à très peu près : il ne voit pas qu'arrive le bon, le bien ou le bonheur, et, il ne voit pas qu'arrive la chaleur.
Pourquoi ne voient-ils ni l'un ni l'autre arriver ce qui arrive. Il me semble que l'un comme l'autre ne regarde pas dans la direction d'où cela vient. Le premier ne regarde pas au bon endroit, et ne peut pas voir ce qui arrive de bon, et le second ne regarde pas non plus, mais pour lui, c'est au mauvais endroit qu'il ne regarde pas.
Chacun dirige son regard vers son propre objectif, et celui-ci est pertinent ou totalement à côté de la plaque. C'est une grande partie du problème.

La fin de chaque moitié du texte est moins parallèle. Le premier se retrouve dans une terre aride du désert, salée et pas habitée, tandis que l'autre, déjà comparé à un arbre, a un feuillage vert, n'a pas peur de la sécheresse et continue de porter du fruit.
Le fruit dépend donc de ce sur quoi ou sur qui on s'appuie et du but qu'on se fixe.

Voyons maintenant le texte de Luc, avec lui aussi une structure très apparente et des répétitions et des petits changements : d'abord trois propositions à deux temps et une autre plus longue qui se termine par quasiment la même phrase.

Sur le total des deux fois quatre sentences, les trois premières n'ont pas de destinataire particulier, et les autres sont adressées à ses auditeurs : vous.
Pour chacune des deux parties, la première sentence qui concerne les pauvres et les riches est au présent, les autres sont entre présent et futur.

Voyons en détail :
Les pauvres, ou encore les mendiants, c'est à dire ceux qui n'ont rien à eux, mais dit le texte, le Royaume de Dieu est à eux. Attention, le texte ne dit pas : le Royaume de Dieu sera à eux, mais bien : il est à eux.
Les riches, ils ont reçu leur consolation, ils n'ont plus rien à attendre, plus rien.
Les affamés maintenant, les pleureurs maintenant, s'ils pleurent, je ne crois pas que ce soit sur eux-mêmes qu'ils pleurent, je ne crois pas que ce soit de nourriture pour eux qu'ils ont faim, mais je crois qu'ils sont affamés pour les autres, qu'ils pleurent sur les autres, je crois que leur souci, c'est les autres. Quant au deuxième temps de ces deux sentences, s'il est au futur, c'est que ce n'est pas leur objectif actuel. Leur souci actuel n'est pas leur état à venir, mais bien le maintenant qui les environne, et pas leur maintenant.
Par contre, pour ce qui concerne les rassasiés et les rieurs, on voit tout de suite ce qu'ils cherchent, mais la parole est là pour leur dire ce qui les attend. Pour ceux qui ne sont plus très jeunes, je voudrais vous rappeler l'émission radiophonique d'une journaliste d'il y a sans doute plus de trente ans, qui avait intitulé sa chronique : "Attendez-vous à savoir". Voilà ce que dit ce texte aux affamés et aux rieurs : attendez-vous à avoir faim, attendez-vous à pleurer, obsédés de vous-mêmes que vous êtes.
La fin de chaque partie concerne la façon dont chacun est regardé et estimé par les autres. On peut être détesté, chassé, outragé, ou bien on peut recevoir des louanges. Et si la persécution, la discrimination provient d'une fidélité au Fils de l'homme, une récompense est grande dans le ciel. Mais cette récompense n'est pas l'objectif, l'objectif, c'est la cause du Fils de l'homme.
Et voici maintenant cette phrase presque identique : ainsi alors vos pères traitaient les prophètes (ou les pseudo-prophètes). Mais, c'est un total renversement qu'opère ce texte entre ce que disent les hommes, comme les pères, et ce que disent ces versets : il est dit du bien de celui dont on dit du mal et il est dit du mal de celui dont on dit du bien. "Vos pères" et cette parole disent le contraire l'une de l'autre.

Vous avez bien compris que ces deux textes ne sont pas des textes d'imprécations, ce ne sont pas des paroles magiques, un peu comme ce qu'aurait dit le grand maître des Templiers sur le bûcher : "Maudits, maudits, maudits".
En fait une bonne analogie serait le bulletin de la météo. Ce n'est pas la présentatrice qui fait le temps du lendemain, ça se saurait. Elle se contente de rapporter un pronostic, une prévision. C'est ce que font aussi nos deux textes : voilà où vous conduira votre attitude. Attendez-vous à ce qui vous est annoncé si votre attitude reste la même.

Premier élément : Sur qui s'appuyer, en qui se confier, en qui espérer ?Cette question essentielle est aussi pour beaucoup de nos contemporains une question existentielle, mais la plupart refusent d'envisager une des alternatives proposées.
Le choix est simple, s'appuyer sur l'homme, sur le matériel, le concret, le palpable, le rationnel, ou s'appuyer sur l'Eternel, y placer sa foi et son espérance. Dans le premier cas, ce qui menace, c'est la sécheresse, le désespoir et la disparition de l'horizon, et dans le second c'est l'eau, la verdure, le fruit. C'est un peu la même chose que l'image des maisons sur le sable ou sur le roc.

Deuxième élément : où placer l'objectif de sa vie ? Serait-ce accumuler, manger, rire ? Et après ? Accumuler, manger, rire ? Et après ? Accumuler, manger, rire ? Et après ?
Ou bien il est possible de placer son souci chez l'autre. Et là, il reste toujours quelque chose à faire, il reste toujours quelqu'un à accompagner.
Le texte de Luc reprend l'expression de Fils de l'homme qui nous arrive des prophètes Ezéchiel et Daniel. Il s'agit de l'envoyé de Dieu pour juger, interprété par le Nouveau Testament comme parlant de Jésus lui-même. La raison pour laquelle le regard se tourne vers l'autre, c'est que le regard de Jésus s'est tourné vers chacun de nous. C'est ce que veut dire l'expression "à cause du Fils de l'homme".
Et la phrase se termine par : votre récompense grande dans le ciel. Dans le ciel, c'est à dire auprès de Dieu. Récompense, c'est à dire aussi salaire, solde. Mais attention, ici il n'y a pas de futur. Le texte ne dit pas d'attendre une récompense pour plus tard. Il ne parle pas ici de l'au-delà. Rappelez-vous ce morceau de parabole : "il y a plus de joie dans le ciel". Il n'est pas écrit : "il y aura plus de joie dans le ciel". La récompense dans le ciel, elle est actuelle. La joie dans le ciel, elle est actuelle.

Pour résumer, nos deux passages nous proposent deux modes de vie, et nous en montre les conséquences.

Ou bien, placer sa confiance dans l'homme, dans sa propre force, dans sa propre chair, et chercher son intérêt, sa satisfaction, personnelle, et collective donc personnelle, ou bien placer sa confiance en Dieu et dans le Fils de l'homme, et donc aussi avoir le souci du prochain.

Les conséquences du premier choix sont l'échec annoncé à plus ou long terme et l'aveuglement, et celle du second sont la bénédiction, la joie, le Royaume de Dieu dès maintenant.

Amen.

(Philippe Cousson)

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