Poitiers, 18 janvier 2009

Genèse 21:9-21
Genèse 22:1-19

En poursuivant l'étude des passages où apparaissent des conversations entre Dieu et les hommes, après Adam et Eve, après Caïn, après l'alliance avec Abraham, voici ces deux passages relatifs aux fils d'Abraham. Ce ne sont pas les plus faciles, surtout celui qui concerne Isaac.

En fait, il y a plusieurs manières d'aborder ce texte marquant. On peut, et beaucoup le font, considérer ce texte comme un récit scandaleux. On peut, et beaucoup le font, considérer ce texte comme un simple récit mythique.

Un récit scandaleux, car quel est donc ce dieu qui ose demander à cet homme âgé, qui a eu ce fils dans sa vieillesse, de le sacrifier, de le tuer, de le perdre ? Ou bien, comme le dit Woody Allen, comment se fait-il qu'il suffise qu'une voix grave et autoritaire, donc d'apparence divine, demande de tuer son propre fils, pour qu'Abraham se lève et parte ? Cette demande est inadmissible et scandaleuse. Ce texte est inadmissible et scandaleux... s'il vient de Dieu, d'un dieu qui serait bon, généreux, comme bien sûr l'est un dieu qui se respecte, comme le monde contemporain se le représente, pour mieux l'accuser et le rejeter, un dieu, qui s'il existait abolirait toute souffrance, toute douleur, toute injustice.

Un simple récit mythique, car il nous raconte des faits datés de temps très anciens, avec des personnages dont l'archéologie n'a pas retrouvé la trace, des faits dignes des autres mythes que cette même archéologie a mis au jour et qui racontent les hauts-faits des origines des villes et des peuples en y plaçant des héros et des dieux. Parce que maintenant, des héros, notre monde en a encore quelques uns, mais des dieux plus du tout. Alors, on s'intéresse à leurs histoires, pour les analyser, les interpréter. Et puis c'est tout.

Ces deux regards sur ce texte ont un point commun. Ils sont un regard humain, humaniste peut-être. Aucune autre perspective qu'humaine n'y est placée. On ne sait pas regarder au delà de ce que l'homme peut comprendre et intégrer par lui-même.

Même si ces angles pour regarder le texte peuvent être utiles, ils sont très loin d'en épuiser la signification.
Je regarderai donc le texte lui-même et son contexte, en particulier le texte parallèle qui a trait au départ d'Ismaël. Je chercherai aussi son contexte culturel.
Et surtout, ensuite, je chercherai ce que Dieu cherche à faire passer comme message, ce qu'il veut dire de lui-même, ce qu'il voulait dire à l'époque où ce récit a été composé, écrit, perpétué, reconnu, et à notre époque. Comment il pouvait parler dans les divers contextes culturels, et comment il peut parler dans notre contexte culturel. Qu'est-ce que ce texte nous dit de Dieu, et de notre relation à lui.

D'abord deux éléments culturels pour un peu comprendre l'attitude d'Abraham dans nos récits :
Dans le droit mésopotamien, terre d'origine d'Abraham et de Sarah, si l'esclave est à la merci de sa maîtresse, comme on le voit dans des épisodes précédents, cela n'est plus vrai dès qu'elle devient la mère d'un enfant à la place de sa maîtresse, enfant alors légitime. D'où la demande initiale de Sarah, la position d'Abraham qui dit qu'il a déjà un fils, Ismaël, puis le refus d'Abraham de renvoyer Agar et son fils.

L'autre élément, que l'on retrouve sous diverses formes dans l'Ancien Testament, est une coutume cananéenne, terre où vit Abraham, qui voit les dieux demander le sacrifice des enfants. L'épisode le plus frappant se trouve dans 2 Rois 3, où le roi de Moab, pour délivrer sa ville assiégé par les Israélites, sacrifie sur la muraille l'héritier du trône à son dieu Moloch. Cette coutume a longtemps duré, par exemple encore chez les Carthaginois.
On trouve aussi dans la Bible une réponse théologique qui dit en résumé : comme les prémices des récoltes, comme les premiers nés des troupeaux reviennent à Dieu, ainsi les premiers nés des hommes sont à Dieu, mais à leur place vous offrirez des pigeons ou des colombes. Et même, tuer vos propres enfants est une abomination. Une trace de ceci se retrouve dans le fait qu'Anne place son enfant Samuel, dès qu'il est sevré, à Silo pour servir l'Eternel.

Voyons un peu maintenant les récits.
Dans le récit qui concerne Ismaël, on ne sait pas ce qu'a dit Abraham, ni même s'il a dit quelque chose, et dans le récit concernant Isaac, la seule réponse que fait Abraham à Dieu est celle-ci : Me voici, Hineni.
Hineni, un petit mot que l'on retrouve à un certain nombre d'endroits clés de la Bible.
Quand Dieu appelle Samuel, celui-répond, d'abord à Eli, puis à Dieu : Me voici.
Quand Dieu appelle Esaïe, celui-ci répond, après avoir été déclaré pur, Me voici.
Abraham est prêt, il est toujours disponible à ce que lui demande Dieu.
Cependant, on est en droit de s'interroger sur le fait que dans ces deux passages, Abraham ne conteste pas. Pourtant, il est capable de contester avec Dieu, il l'a fait quand Dieu lui a annoncé un fils, quand Dieu lui a annoncé la fin de Sodome, et de quelle façon. Mais pas ici.

Pas plus d'ailleurs que dans une autre partie de sa vie, qui est aussi un parallèle avec notre texte, celui de son appel, quand Dieu lui a demandé de quitter Charan, après avoir déjà auparavant quitté Ur.
Une nuance tout de même. Dans Genèse 12, c'est l'Eternel qui lui parle, YHVH. Dans Genèse 22, c'est Dieu, Elohim, et même LE Dieu, avec un article. J'avoue que je sais pas ce que le Talmud dit de cette différence et de la présence de cet article, une simple lettre en plus.
Dans les deux cas on retrouve une formule un peu bizarre : Lekh lekha, pars, va-t-en.
A Charan, Dieu lui demande de se séparer de son père, de laisser son père, pour une promesse, pour trois promesses.
Et ici, Dieu lui demande de se séparer de son fils, de le sacrifier, totalement, en holocauste, de détruire celui qui portait la promesse faite.
Et à chaque fois, Abraham est parti.

Pourtant, la vie d'Abraham n'a pas toujours été cette vie de foi, comptant uniquement sur la providence de Dieu.
Une famine le pousse en Egypte. Il ruse, et fait une première fois passer sa femme pour sa soeur. Il recommencera à Guérar.
Il n'a pas le fils promis. Soit, mais il a Eliézer, serviteur, et peut-être aussi fils adoptif.
Et puis, Sarah place Agar dans son lit et il a alors un fils, Ismaël.
Malgré l'alliance passé avec Dieu, malgré la répétition des promesses, Abraham essaye de s'arranger avec les circonstances.

Abraham donc part. Et pour cela, il se lève de bon matin. Le monde appartient à celui qui se lève tôt. C'est d'ailleurs ce qu'il fait aussi avant de renvoyer Agar et Ismael. Il se lève tôt. Dans les deux cas, il fait les préparatifs. Il obéit, activement.

Je continue avec des éléments du texte. On retrouve 5 fois le verbe voir, sans parler du mot Moriya, qui contient lui-même la racine voir. Et d'ailleurs, Agar aussi, après avoir ouvert les yeux a vu un puits.
Abraham voit le lieu de loin, Dieu saura voir l'agneau, Abraham leva les yeux et vit le bélier, le lieu est appelé : "le Seigneur voit", parce que sur cette montagne, le Seigneur est vu.

Encore un ou deux éléments.
Dans ce passage, Dieu dit à Abraham : tu iras vers celle des montagnes que je te montrerai. Au chapitre 12 lors de son appel, Dieu lui avait dit aussi : va-t-en dans le pays que je te montrerai. Encore un rappel qui lie les deux épisodes.
Ce passage est presque le dernier récit de la vie d'Abraham. Après, il n'y a plus que le récit concernant la mort de Sarah et celui concernant l'arrivée de Rébecca. C'est aussi le dernier récit d'un dialogue avec Dieu. C'est le seul récit d'un sacrifice offert par Abraham.

Le récit de la vie d'Abraham nous est présenté comme une succession de scènes, d'épisodes, avec de nombreux trous. Le but de cette histoire n'est pas de nous faire une biographie, mais bien de nous dire quelque chose de Dieu. Toute la Bible nous est parvenue pour nous dire quelque chose de Dieu. Dieu a choisi d'incarner son message pour nous faire comprendre qui il est et ce qu'il attend de nous.
Il ne s'agit pas pour les auteurs du texte de faire d'Abraham ce héros mythique et glorieux dont on pourrait se réclamer des hauts-faits. C'est Dieu qui se révèle au travers de ces récits.

La Bible, un texte écrit est ce moyen particulier que Dieu a choisi d'utiliser pour incarner son message. Il le situe à chaque fois dans un contexte culturel, qu'il utilise et reprend. Il le reprend dans les deux sens du mot. Il s'en sert et il le contre.

Qu'est que ce récit de la demande d'holocauste d'Isaac peut nous dire aujourd'hui de Dieu ?

D'abord que Dieu est quelqu'un qui parle. Oh, peut-être pas directement comme dans ce récit et bien d'autres. Peut-être par un commentaire, une parole, une lecture, pour celui qui cherche à l'écouter. Dieu n'est pas silencieux. Dieu ne s'est pas retiré du monde. N'hésitons pas à ouvrir notre Bible pour y chercher ce qu'il peut avoir à nous dire à chacun, pour y chercher l'explication de ce qu'il aurait pu nous dire par ailleurs.
Ensuite que Dieu est un communicateur qui utilise la culture de ceux à qui il s'adresse. Il ne leur délivre pas des messages incompréhensibles.
Mais, ces messages sont en général et en fin de compte à contre-courant de cette culture, ils la décortiquent, l'analysent et même la dénoncent.
Pour l'écouter, il faut être prêt à se remettre en cause, soi-même et toutes ses certitudes. Il faut être prêt à partir, prêt à voir où Dieu veut nous mener, même quand au départ on ne sait pas où on va.

L'épître aux Hébreux chante la foi d'Abraham, foi magnifique de celui qui quitte sa terre pour un dieu qu'il ne connaissait pas, et pourtant foi faible de celui qui essaye de s'arranger pour "aider" à accomplir la promesse, foi obéissante mais arrangeante, foi obéissante mai aussi contestataire. Telle était la foi d'Abraham. Et la nôtre ? Oui, notre foi n'est pas parfaite. Et alors, Dieu cessa-t-il de parler à Abraham à cause de cela ? Alors restons sans arrêt à l'écoute.

Qu'est-ce qu'Abraham connaissait de Dieu ? D'après la Bible, Dieu s'est révélé à Abraham, qui ne le connaissait pas avant, et adorait d'autres dieux. Pour se révéler à Abraham, il a fallu à Dieu, l'Eternel, beaucoup de patience pour défaire ce qu'Abraham pensait qu'était un dieu, il a dû lutter contre les idées préconçues du patriarche. Il a d'ailleurs continué par la suite avec les autres patriarches, avec le peuple d'Israël, et il continue avec l'Eglise, et avec chacun de nous. Et il lui reste du travail... je me trompe ?

Que connaissons-nous de Dieu ? Quelle est notre foi ? Est-ce que nous avons tout compris ? La Bible n'a plus rien à nous dire ? Nos frères n'ont plus de paroles pour nous ? Sommes-nous encore disposés à écouter ? Quelles sont les idées préconçues qui sont encore enracinées en nous ? Idées venues de notre culture contemporaine, ou choses comprises de travers ?

Il reste encore beaucoup de choses que Dieu veut nous montrer, beaucoup de lieux, de personnes. Saurons-nous lever les yeux et les voir ?
Ou alors resterons-nous fixé sur ce qui nous semble insupportable ou impossible ?

Je vais terminer par une question accessoire : Abraham a-t-il existé ? Aucune importance. Mais en fait, pourquoi pas ? On a longtemps cru que Sumer n'existait pas. Alors Abraham...

De même que pouvoir prouver l'existence de Dieu enlèverait la liberté de croire, pouvoir prouver la Bible enlèverait la possibilité d'une foi véridique.

Amen.

(Philippe Cousson)

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