Temps de Dieu, temps des hommes

25e Rencontre interreligieuse, Poitiers, intervention protestante

Mesdames, Messieurs,

Si nous avons tous pris sur notre temps pour nous rassembler cet après-midi, ce n'est sans doute pas pour entendre ce que nous avons déjà entendu, mais bien pour entendre une parole d'ailleurs. Je vous parlerai donc depuis ma position chrétienne, et plus spécifiquement protestante.

Depuis déjà de nombreuses années sont publiés de nombreux livres et sont organisés de nombreux stages et séminaires sur la gestion du temps. C'est un problème contemporain, et pas seulement, de savoir utiliser sagement et efficacement le temps dont nous disposons chacun. Un mot ancien est revenu à la mode : procrastination. Combien parmi nous, moi y compris, attendons la dernière minute pour faire ce que nous avons à faire.

Nous réalisons, quand nous prenons de l'âge, que nous ne disposons que de peu de temps, ce dont la jeunesse n'a pas toujours conscience.

Parce que ce temps si court qu'est la durée d'une vie humaine n'a rien à voir avec les milliards d'années dont nous parlent les sciences, que ce soit la physique et l'astrophysique pour l'âge de l'univers depuis le Big Bang, que ce soit les ères successives de la géologie pour expliquer notre planète, que ce soit l'âge des fossiles paléontologiques, que ce soit les origines de notre humanité telles que les restitue l'anthropologie préhistorique, que ce soit même les millénaires de notre histoire humaine tels que les archéologues et historiens les font sortir des sables et des couches entassées, des tablettes et des manuscrits poussiéreux.

Tels que nous sommes maintenant, nous sommes le résultat de toutes ces périodes, de toutes ces histoires.

Les hommes se sont adaptés à leur milieu, d'abord en chasseurs-cueilleurs, puis au néolithique en agriculteurs, puis dans les villes qu'ils ont construites. Et ils ont rapidement, enfin tout est relatif, noté la régularité des saisons qui revenaient, et ils y ont associé des rites, dont on peut supposer une origine magique, pour que les récoltes soient bonnes, et ils ont associé aux phénomènes observés des puissances, qu'ils ont symbolisées puis personnalisées et qui sont devenues des dieux. Les observations de la nature ont été racontées, interprétées, elles sont devenues des récits, des mythes. A ceux-ci se sont ajoutés des événements vécus par les populations, racontés, chantés, interprétés. Ils ont aussi installé des mythes des origines à côté des mythes liés au retour des saisons ou en lien avec eux. Ils ont ainsi développé une culture cyclique du temps avec ses rites répétitifs, qui avaient aussi comme vertu de permettre cette répétition attendue, espérée.

Mais il est apparu un peuple qui a voulu témoigner d'une autre manière de voir le temps. Ce peuple a raconté que l'Univers a un créateur, et que celui-ci est intervenu dans l'histoire humaine en appelant des hommes pour porter témoignage que cette histoire n'est pas un cycle qui reviendrait régulièrement et qu'il faudrait entretenir, mais qu'elle a un sens, une direction. Ce témoignage n'est pas un discours théorique ni théologique, c'est un récit qui dit qu'à l'origine, au principe, il y a Dieu, et que Dieu a laissé sa marque dans l'histoire en appelant Noé, Abraham, Moïse et les prophètes.

Il a aussi laissé aux hommes un cycle qui semble indépendant de la nature, la semaine. Il a institué un jour de repos. Il l'a fait comme signe de son message principal tel que le rapporte Esaïe : Brise les chaines injustes, dénoue les liens de tous les jougs.

Il a demandé à ceux qu'il a appelés, prophètes ou peuple, d'être auprès des nations les témoins de ce message. Mais ce message appartient au flux d'une histoire, il n'est pas la règle appelée à être reconduite, puis reconduite, puis reconduite de cycle en cycle et de génération en génération. Il mène à un événement central, à un summum, à une conclusion de l'histoire, qui est appelée le Jour du Seigneur.

Mais c'est ici que christianisme et protestantisme ont une interprétation de ce Jour du Seigneur qui peut paraître surprenante.

Ce jour est à la fois déjà accompli et encore à venir. Il est complètement et totalement accompli et il est aussi l'espérance pour les hommes d'un achèvement des temps vers l'éternité.

L'histoire de l'humanité est aussi l'histoire de sa relation avec Dieu, relation qui de générale qu'elle était est ensuite passée par un peuple, un récit, une loi, des paroles, puis par un homme, qui a ensuite appelé un autre peuple pour servir et appeler l'humanité avant que ne s'accomplisse pleinement le dessein d'amour de Dieu.

Contrairement à ce que disait Teilhard de Chardin, l'histoire ne tend pas vers un point oméga, elle l'a déjà passé. Le jour du Seigneur, tel que le comprend la théologie protestante, c'est ce point focalisé de l'histoire humaine, c'est la venue, la mort et la résurrection de celui que nous appelons Christ, Jésus de Nazareth. Il est pour nous le nœud de l'histoire. Parmi les clefs de lecture du livre de l'Apocalypse, dont le titre exact en fait est "Révélation de Jésus Christ", il y a celle qui consiste à y lire l'histoire de l'humanité avant et après ce point d'orgue. Nous pensons qu'il rassemble, résume, accomplit la Révélation passée et ouvre le chemin pour le monde vers l'accomplissement ultime, vers l'espérance qui portera l'humanité vers l'amour de Dieu. Mais cet amour de Dieu est déjà là, depuis toujours, depuis le début, et au-delà de la fin. Parce que de la même façon, le jour du Seigneur est aussi à venir. Et il est aussi présent.

Le Royaume de Dieu que prêchait Jésus n'était pas uniquement quelque chose au futur, mais quelque chose au présent. Il était lui-même la preuve que le Royaume de Dieu commençait de se dérouler devant les témoins de sa vie. Et il n'a cessé de demander à ses disciples d'alors et de plus tard d'être aussi des témoins et des acteurs de ce même Royaume de Dieu, de mettre en pratique ses préceptes, de mettre en application ici et maintenant l'amour qu'ils ont reçu de Dieu.

Parce que, et j'arrive à mon dernier point, il est une notion chrétienne qu'il est important de comprendre, c'est celle du kairos. C'est un mot grec pour dire : le moment favorable.

Le moment favorable, c'est d'abord à chaque fois que Dieu lui-même est intervenu, qu'il a parlé, qu'il a agi.

Mais le moment favorable, c'est aussi le moment où chaque homme a une décision à prendre. Il ne s'agit pas alors de reculer. Finie la procrastination. C'est ici le moment favorable, à chaque fois qu'une alternative se pose devant l'un d'entre nous.

Nous autres, chrétiens, avons devant nous le modèle que fut Jésus, que nous appelons Christ. Il nous a laissé un cadre pour mener notre vie, non pas des lois ou des obligations, mais son amour à manifester autour de nous. Notre part est de regarder, d'écouter, de sentir autour de nous quand est ce moment favorable pour témoigner en paroles et en actes de cet amour, de cette grâce dont nous vivons.
Ce moment favorable, ce kairos, c'est pour chacun ce moment où il se décide à entrer dans cette grâce, dans cet amour gratuit, dans ce chemin d'obéissance volontaire, derrière celui qui tient toutes les extrémités du temps. Il était aux origines, il était au nœud, il nous accompagne et il sera à la fin pour toujours. C'est un autre des sens de l'Apocalypse.

L'espérance des chrétiens, c'est aussi la résurrection des morts. C'est la résurrection du Christ qui est la garantie de notre résurrection, et comme le dit Oscar Cullmann : c'est parce que Dieu est le créateur que la résurrection doit être une résurrection des corps.
En parlant de résurrection, il faut dire qu'en protestantisme, il n'y a qu'une fête véritable, le dimanche, le jour de la résurrection. Si nous marquons les fêtes annuelles, elles sont loin d'avoir la valeur de ce jour unique, rappel de l'événement unique que fut la venue de Jésus.

Cette vie éternelle ne commence pas avec la résurrection, elle commence dès à présent. Jésus ne nous a pas promis l'au-delà, mais la vie, la vie future et la vie présente, celle qui commence quand on se tourne vers lui.

Que l'on parle des siècles et des millénaires, de l'éternité ou du moment favorable, le message chrétien, le message protestant, est de dire que toujours Dieu est présent, et qu'il est patient, que le temps de Dieu peut à chaque instant devenir le temps de l'homme.

Je vous remercie.

(Philippe Cousson)

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Quelques références

Corsini, Eugenio. - L'Apocalypse maintenant. - Paris : Seuil, 1984. - 342 p.
Cullmann, Oscar. - Christ et le temps. Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 1957. - 182 p.
Hatzfeld, Henri. - Les racines de la religion : tradition, rituel, valeurs. - Paris : Seuil, 1993. - 267 p.
Hawking, Stephen W. - Une brève histoire du temps : du big bang aux trous noirs. - Paris : Flammarion, 1991 (Coll. Champs). - 245 p.
Moore, Russel D. - A purpose driven cosmos in Christianity today , 56, 2, february 2012, p.30-33.
Nichols, Terence L. - The sacred cosmos : Christian faith and the challenge of naturalism. - Grand rapids : Brazos, 2003. - 240 p.
Ricoeur, Paul. - Temps et récit. - Paris : Seuil, 1991 (Points). - 3 vol.
Serres, Michel. - Le temps humain : de l'évolution créatrice au créateur d'évolution in Picq, P., Serres, M., Vincent, J.-D. - Qu'est-ce que l'humain ?. - Paris : Pommier, 2003. - 123 p.
Servan-Schreiber, Jean-Louis. - L'art du temps : le secret des hautes performances. - Verviers : Marabout, 1992. - 217 p. (parmi tant d'autres)
L'article Temps in Gillièron, Bernard. - Dictionnaire biblique. - Aubonne, Moulin, 1990
Temps physique et temps métaphysique in Revue de métaphysique et de morale, 2011, 4, oct. 2011.
Wright, N. T. - Surprised by hope : rethinking heaven, the resurrection and the mission of the Church. - New York : Harper, 2008. - 332 p.