Châtellerault, 8 février 1998

Esae 6:1-8
1 Cor 15:1-11
Luc 5:1-11

Voici la scène : au bord du lac, un grand lac, des pêcheurs qui viennent de tirer leurs barques sur la rive sont en train de laver leurs filets après une nuit de pêche vaine. Ils sont fatigués, mais il faut être prêts pour la nuit prochaine.

Plus loin, un homme parle à une foule agglutinée autour de lui. Les pêcheurs les regardent distraitement en nettoyant les filets, saisissant de temps en temps un mot, une parole à travers les bruits de la foule.

Et puis, l'homme a vu les barques. Il se dirige vers eux. Ah ! Non ! La matériel va être piétiné. Ça va être l'invasion. Fini la paix. Plus moyen d'être tranquilles.

Il s'adresse à eux, leur demande de mettre une barque à l'eau. Bon, puisque pour ce qui est de laver les filets, c'est fini, puisqu'il faudra attendre pour se reposer, on peut remettre cette barque à flot. On s'éloigne un peu du rivage. L'homme s'assoit, et parle à la foule restée sur la plage. Longtemps ? Peut-être. Comme il n'est plus question de laver les filets, on l'écoute, bien obligé, en surveillant le bateau et les filets.

Réveil soudain. Il faut sortir de sa torpeur. On se serait presque endormi de fatigue, non pas que l'orateur soit soporifique, mais il y a longtemps qu'ils n'avaient pas dormi. Il demande d'aller où l'eau est profonde, il demande de jeter les filets. Qui est-il ? Pas un pêcheur. On a déjà à peine eu le temps de les laver, et il faut les remettre l'eau. On n'a rien pris de la nuit, et il y aurait du poisson maintenant. Non seulement, il nous a empêché de finir notre travail de nettoyage, non seulement il nous a fait retourner l'eau, et voilà qu'il veut nous apprendre à pêcher. Enfin, bon, s'il le dit. Après tout, on n'a plus grand' chose à perdre, tant qu'on y est.

Oui, mais voilà, contre toute attente les filets sont pleins. Alors, on fait signe ceux à qui sont restés sur la rive, surveillant barques et filets, observant tout ceci, pour qu'ils mettent l'autre barque à l'eau, et qu'ils nous rejoignent.

Mais où se cachait ce poisson durant toute la nuit ? Comment se fait-il qu'il se soit trouvé là, maintenant ? C'est qui ce prêcheur ? Qui est-il pour avoir su où était le poisson ? Sans doute un saint homme. Et les pêcheurs savent, eux, qu'ils ne sont pas des saints, mais bien plutôt des orgueilleux et des suffisants, pour avoir cru qu'eux seuls savaient prendre du poisson. La proximité de la sainteté est difficilement supportable. Elle est plus menace que salut. Eloigne-toi de moi !

Et pourtant, il ne menace pas, il ne juge pas. Il dit : N'aies pas peur. S'il sait trouver du poisson, qui est le moyen de vivre des pêcheurs, il saura aussi le faire plus tard et ailleurs, il saura donner la vraie vie. Le petit groupe de pêcheurs alors laisse tout, barques, filets, pour le suivre. Qu'advient-il du poisson pêché ? Ce fut sans doute le déjeuner de la foule. Eux sont partis.

Ils savaient, croyaient-ils, où et quand on trouvait du poisson. Il apprendrons où et quand trouver des hommes pour leur témoigner de la vraie vie.

Joli récit. Et nous.

Est-ce que nous nous sommes laissés déranger par Jésus, pour lui permettre de parler, de prêcher ?

Notre vie de tous les jours, plus ou moins bien réglée, avec ses divers moments, qui se suivent, qui se succèdent. Notre vie de tous les jours, avec ses succès, et avec ses échecs, avec ses réussites et avec ses fiascos. Elle ressemble à cette vie des pêcheurs du lac de Génésareth. Le travail, la fatigue. Une sorte de routine, un train-train, des gestes et des paroles que l'on pense immuables. Et notre vie ronronne. Il y a bien quelques incidents, quelques arrivées bredouilles. C'est la vie.

Ailleurs, plus loin, mais pas tant que ça, pas si loin que nous ne puissions pas le voir, il y a un homme qui s'adresse la foule, il y a une foule avide de ses paroles, avides de ses signes, avide de ses miracles. Elle le cherche, elle l'attend, elle l'écoute quand il peut lui parler.

Et pendant que nous menons notre vie de tous les jours, cette vie de routine, d'échecs et réussites, il sait que la foule a besoin de sa parole, de sa présence. Alors, côté de nous, il a vu notre barque, tirée sur le rivage. Il a besoin de notre barque. Il a besoin que nous le laissions s'asseoir sur notre barque, afin de pouvoir parler à la foule.

Qu'est-ce que nous faisons ? Est-ce que nous remettons la barque à flot, est-ce que nous le laissons monter à bord, est-ce que nous le conduisons à la bonne distance pour qu'il soit entendu, écouté ? Jamais, il ne vous est arrivé de lui dire, non, écoute, pas ce soir, j'ai trop de choses à finir, je suis fatigué ? Jamais il ne vous est arrivé de lui dire, dis donc, tu ne peux pas te débrouiller autrement, demander à quelqu'un d'autre ? Jamais ?

Et, en plus, est-ce que nous lui reconnaissons quelque compétence en dehors de son domaine ? Que peut-il savoir du fonctionnement de notre vie, de notre vie de tous les jours ? Comment pourrait-il nous demander de modifier une habitude, une tradition ?

Et enfin, comment nous situons-nous par rapport lui, cet intrus qui est venu s'immiscer dans notre vie à nous, intime et personnelle ? Qu'est-ce qu'il révèle de cette vie ? Qu'est-ce que nous en percevons grâce à lui ? Notre compétence est-elle grande pour ce qui est de mener notre barque ? Est-elle exclusive ?

Aurions-nous plutôt envie de lui dire, écoute, je suis nul. Alors, laisse-moi. Tu vois bien qui je suis, orgueilleux, prétentieux, prétentieux et bredouille.

Mais enfin, puisque vous êtes ici ce matin, c'est que qu'un jour vous lui avez laissé une petite place sur votre canot, c'est que vous lui avez reconnu une certaine compétence à conduire au moins une partie de votre existence, au moins sur le dimanche matin.

Est-ce que de la place que vous lui avez laissée, il peut s'adresser à la foule ? Est-ce qu'elle peut le distinguer ? Est-ce qu'elle peut l'entendre ? Est-ce qu'elle l'entend ? Du banc où vous l'avez placé, est-ce que sa voix porte loin ?
Car enfin, depuis que vous l'avez laissé monter sur votre barque, entrer dans votre vie, occuper une partie de vos pensées, vous êtes-vous senti transformés en pêcheur d'hommes ? Pas sûr ! Et pourtant...

Dieu adresse toujours et encore cette même question, qu'il posait à Esaïe : Qui vais-je envoyer ? Pour parler au monde, aux foules, à ceux qui nous entourent, il a besoin de prophètes, il a besoin de barques de pêcheurs, de pêcheurs d'hommes.

Comme au temps d'Esaïe, comme au temps de Jésus et des apôtres, il y a des gens, des foules, qui ont besoin d'entendre une parole, La Parole, celle que Dieu adresse. Serions-nous disponibles, disponibles mais indignes ? Nos lèvres seraient-elles impures ? Serions-nous si vaniteux et prétentieux, que cela déformerait cette parole, si nous la portions ?

Et pourtant, c'est de nous dont Dieu veut se servir. C'est de notre vie, c'est de notre barque, dont il a besoin pour atteindre ceux qui le cherchent C'est la méthode qu'il a choisi. Il nous faut nous mouiller un peu, nous avancer un peu, pour qu'il puisse s'installer et parler. Il faut que nous soyons dérangés, empêchés de poursuivre nos rites quotidiens, pour lui faire une place.

Nous savons bien qu'il y a autour de nous des gens qui auraient besoin de sa parole, de son amour. Mais que faisons-nous pour qu'ils puissent bien l'entendre, le voir, le toucher ? Nous prions. Bien. Nous parlons, nous agissons. Bien. Mais est-ce nous, ou est-ce lui qui parle ? Est-ce nous ou est-ce lui qui agit ? Qui indique où et quand jeter le filet ? Comment écoutons-nous les instructions, les consignes ? Qui mène notre barque ?

Qui vais-je envoyer ? Qui sera notre porte-parole ? Moi, répondis-je.
Avance la barque un endroit où l'eau est profonde, puis, toi et tes compagnons, jetez vos filets pour pêcher. N'aie pas peur, dès maintenant, ce sont des hommes que tu prendras.

Amen

(Philippe Cousson)

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